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Goetz

Rose Goetz (Nancy)

Rose Goetz

Du programme didactique au système philosophique: l’idéologie de Tracy, riposte aux défis de l’enseignement de la Grammaire générale dans les Écoles centrales

La référence exclusive aux textes de Destutt de Tracy indique les limites de mon intervention dans la problématique de ce colloque. Son propos est de dissiper toute ambiguïté concernant l’idéologie que, selon Tracy, l’enseignement de la Grammaire générale et de la législation doit institutionnaliser dans les Écoles centrales. À la date de leur suppression (1802), sa philosophie est loin d’être constituée. Ce serait s’exposer à quelque contresens que de lire à la lumière des Éléments d’Idéologie les Pièces relatives à l’Instruction Publique: les six circulaires proposées au Conseil d’Instruction Publique et agréées par le ministre de l’Intérieur en 1799, le Rapport du Conseil au ministre de février 1800 et les Observations sur le système actuel d’Instruction Publique de 1801. Ce n’est pas l’ordre chronologique des publications qui importe, mais les transformations qu’a subies le projet idéologique en cours de réalisation. Comme ce qui deviendra en 1804 la première partie des Éléments, l’Idéologie proprement dite, a été primitivement publié en 1801 sous le titre de Projet d’Éléments d’Idéologie à l’usage des Écoles centrales de la République française, l’origine institutionnelle et pédagogique du système philosophique de Tracy est une évidence. Mais la lecture des parties suivantes invite à reconnaître – c’est l’hypothèse que je proposerai – le rôle qu’ont joué, dans la construction même du système, les difficultés rencontrées, au Conseil d’Instruction Publique, pour élaborer une didactique de la Grammaire générale. Les Éléments relèvent un certain nombre de défis que lançait, à l’idéologie d’avant 1799, l’épineuse insertion de cette discipline dans le cursus des Écoles centrales.
    Cette réponse est dans leur architectonique même, dans la façon dont s’articulent et s’entre-répondent leurs composantes au sein de l’ordre irréversible selon lequel elles se déduisent les unes des autres: idéologie proprement dite, grammaire, logique, économie, morale, législation. On ne saurait, à ce propos, objecter l’inachèvement de l’ouvrage, interrompu après les deux premiers chapitres de la cinquième partie. Car ces chapitres – dont le second, « De l’Amour », a été publié intégralement dans la traduction italienne de Compagnoni en 1819 – offrent matière suffisante à la connaissance de la morale idéologique. Quant à la sixième partie, la législation, en tient lieu, selon ce qu’affirme Tracy à Jefferson dans une lettre du 4 février 1816, le Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu rédigé en 1806, publié en Amérique par Jefferson en 1811 (il sera publié en France en 1819).

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Le système est donc complet, à l’exception du prolongement que voulait lui donner Tracy dans le domaine des sciences physiques et mathématiques, qui n’entrent pas ici en jeu, mais dont on peut remarquer qu’elles constituaient l’une des trois sections du cursus des Écoles centrales. Si ce système résout les problèmes théoriques qu’a fait surgir en pleine lumière l’expérience pédagogique de 1799-1800, c’est en conférant à la grammaire une fonction prépondérante, non seulement dans l’idéologie fondamentale des trois premières parties, mais aussi dans l’« idéologie appliquée » des trois dernières. Le concept de grammaire législatrice, qui fait de la philosophie du langage l’unique voie d’accès possible aux sciences morales et politiques, mais contraint, du même coup, à considérer le langage du point de vue de ses effets moraux et politiques, fonde et explicite l’articulation des disciplines préconisée au Conseil d’Instruction Publique sans qu’en aient été alors suffisamment approfondies les raisons.
    Pour suivre la formation, et les transformations, de la pensée de Tracy, quatre étapes doivent être distinguées, mais non abruptement séparées car leurs frontières sont parfois incertaines et une remarquable continuité d’intention les relie de bout en bout. La première étape est celle des travaux réalisés dans la section d’analyse des sensations et des idées de la Classe des sciences morales et politiques de l’Institut national: des Mémoires, dont le plus important est le Mémoire sur la faculté de penser, lu en 1796, remanié en 1798, dans lequel Tracy crée le néologisme d’idéologie pour désigner cette science « si neuve qu’elle n’a point encore de nom »[1]: la science des idées. Dès cet ouvrage inaugural, il la définit à la fois comme la première des sciences « dans l’ordre généalogique » et comme « la science unique »[2] dont toutes les autres ne sont que des applications aux divers objets de la connaissance humaine. Parmi ceux-ci, il en est qui concernent plus particulièrement les membres de la Classe des sciences morales et politiques et, au premier chef, ceux de la section d’analyse des idées:

« personne ne niera sans doute que la connaissance de la génération de nos idées est le fondement de l’art de communiquer ces idées, la grammaire; de combiner ces mêmes idées et d’en faire jaillir des vérités nouvelles, la logique; de celui d’enseigner et de répandre les vérités acquises, l’instruction; de celui de former les habitudes des hommes, l’éducation; de l’art plus important encore d’apprécier et de régler nos désirs, la morale; et enfin du plus grand des arts, celui de régler la société de façon que l’homme y trouve le plus de secours et le moins de gêne possible de la part de ses semblables »[3].

Le programme encyclopédique, dont Tracy assumera seul la réalisation après la dissolution de la seconde Classe en 1803, est apparemment fixé dans son ordre définitif. Les Éléments, toutefois, le concevront de façon bien plus complexe, en posant l’impérieuse nécessité de distinguer soigneusement les sciences des arts, la théorie de la pratique. Elle commande la


[1] 2de partie, chap. 1er, éd. du Corpus des Œuvres de Philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1992, p. 69.

[2] Ibid., 1ère partie, Introd., p. 37-38.

[3] Ibid., p. 38-39.

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primauté de l’idéologie, « théorie des théories », corps de principes purs, dont les applications sont exclusivement théoriques, sur les sciences secondes, grammaire et logique, économie, morale et politique, dont découlent toujours des préceptes pratiques. Au sein de chacune de ces disciplines, elle impose prioritairement une réflexion sur les fondements théoriques. Tout art s’appuie sur une science et toute science sur l’idéologie. L’ensemble des sciences, et des arts qui en sont les applications, est téléologiquement orienté par un art unique, l’« art social », art suprême, dont l’institution garantirait le bonheur des individus dans la société. Pour l’heure, Tracy confie à ses collègues de l’Institut la tâche d’élaborer la science nouvelle selon le plan primitivement formulé. Il y contribue, pour sa part, en leur proposant une analyse inédite de la pensée en ses facultés élémentaires: sensibilité, mémoire, jugement, volonté et motilité, qui s’écarte du modèle condillacien tout en en revendiquant l’héritage; en montrant ces facultés à l’œuvre dans la formation des connaissances; en étudiant le rôle des signes et celui des habitudes dans les progrès de l’humanité. Si la future Idéologie proprement dite est déjà fort avancée dans le Mémoire de 1798, on n’y trouve pas encore, à proprement parler, de grammaire, mais une théorie des signes, remise en chantier dans les Réflexions sur les projets de pasigraphie, lues à l’Institut le 15 mai 1800, où apparaissent une théorie de l’écriture et une critique des essais de constitution d’une langue universelle.
    En 1798, Tracy publie aussi, dans le Mercure français, un mémoire intitulé Quels sont les moyens de fonder la morale d’un peuple ? La question avait été mise au concours par l’Institut pour son prix de morale, mais dévoyée de son sens par la « savante compagnie » qui invite les candidats à s’occuper de cérémonies publiques. Irrité par ce rapetissement d’un si beau sujet, Tracy le traite en insistant sur quelques points capitaux: l’exécution des lois répressives, la balance entre les recettes et les dépenses de l’État, la proclamation de l’égalité et de la liberté d’exercer tous les genres d’industrie. Ce Mémoire retient l’attention par une thèse essentielle, qui sera reprise, quoiqu’avec des modifications significatives, dans le Commentaire et dans le Traité de la Volonté et de ses Effets, mais qui, tout d’abord, éclaire la conception, qu’a son auteur, de l’enseignement à l’époque des Écoles centrales: « Les législateurs et les gouvernants, voilà les vrais précepteurs de la masse du genre humain, les seuls dont les leçons aient de l’efficacité. L’instruction morale surtout est toute entière dans les actes de législation et d’administration »[4]. Ce sont les lois qui font les citoyens, non les professeurs. Encore faut-il former les législateurs: « Il suffira de quelques écoles pour éclairer les divers services publics, et d’un petit nombre d’autres pour perfectionner les théories


[4] Slatkine Reprints (à la suite du Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu), Genève, 1970, p. 463.

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savantes et pour former des maîtres »[5]. La destination des Écoles centrales et des écoles spéciales est ici précisée; et anticipé le départage, qu’effectueront les Observations de 1801, entre la « classe savante » et la « classe ignorante », ainsi que, par voie de conséquence, entre deux systèmes d’éducation totalement hétérogènes. Les enfants de la classe ouvrière recevront dans les écoles primaires une éducation complète, mais forcément sommaire et abrégée, qui ne doit en rien constituer le « vestibule » de l’éducation savante. (Ce clivage disparaît des ouvrages postérieurs à 1801.)
    Lorsque Tracy, remplaçant Daunou, rejoint en 1799 les membres du Conseil d’Instruction Publique chargés des sciences idéologiques, morales et politiques: Garat, Jacquemont et Lebreton, il ne débarque pas en terre inconnue. Il a été l’un des inspirateurs de la loi de brumaire et de l’organisation des Écoles centrales. Ce qui marque cette seconde étape de sa carrière d’idéologue et induit la réorientation de ses travaux, c’est la confrontation avec les cahiers de cours des professeurs qu’il est chargé d’examiner; mais aussi avec le silence de certains d’entre eux qu’il interprète comme un signe d’incompréhension de leur mission, insuffisamment définie par les précédentes directives du Conseil. La manière dont il tente de combler leurs lacunes est révélatrice des difficultés qu’il affronte. La première concerne la conciliation de l’ordre théorique et de l’ordre pédagogique. Dans la circulaire de juillet 1799 adressée aux professeurs de législation, Tracy indique que leur cours doit nécessairement renfermer: 1°) les principes généraux de la morale puisés dans l’examen de la nature humaine: le droit naturel; 2°) l’application de ces principes dans le droit public, le droit civil et criminel, l’économie politique et le droit des gens. Et il ajoute: « J’énonce ici les différentes parties du cours dans l’ordre suivant lequel elles dérivent les unes des autres, mais sans rien préjuger sur celui dans lequel elles doivent être enseignées. Il peut dépendre d’autres considérations »[6]. À la fin de la circulaire, il admet même la possibilité d’un enseignement spécialisé de tel ou tel secteur du droit, différent d’une École à l’autre. Mais cette autonomie pédagogique s’inscrit en d’étroites limites. L’enseignement des principes précède obligatoirement celui des applications. Et comme les principes du droit naturel dérivent de la connaissance des facultés intellectuelles, le cours de législation ne peut venir qu’après celui de Grammaire générale ou, du moins, de sa première partie, l’idéologie. Dans une circulaire de septembre 1799, une injonction similaire, mais interne à leur cours, est faite aux professeurs de langues anciennes. Puisqu’on ne peut apprendre les principes d’une langue sans comprendre les règles universelles du discours, ni accéder à ces règles sans savoir ce qu’est penser et exprimer sa


[5] Ibid., p. 474.

[6] Pièces relatives à l’Instruction Publique, rééd. dans le 2d volume de la Logique, Paris, Mme Lévi, 1824-1825, p. 265.

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pensée, des rudiments d’idéologie et de Grammaire générale inaugureront les cours de grec et de latin. Des rudiments seulement, ces sciences devant être ultérieurement approfondies dans le cours de Grammaire générale qui, selon la circulaire du même mois adressée aux professeurs de cette discipline, comprend « l’idéologie, la grammaire générale, la grammaire française et la logique »[7]. Ici éclate le paradoxe d’une science qui devient une partie d’elle-même, alors qu’elle se présente par ailleurs, en partie ou en totalité, comme la propédeutique et le couronnement des autres. Dans le Tableau du plan d’études des Écoles centrales mis en forme par Tracy en 1800, l’idéologie constitue, en huitième et dernière année, le second cours de belles-lettres. Il est confié aux professeurs de Grammaire générale, car « c’est en même temps le cours supérieur de cette science et la philosophie de la littérature »[8]. La Grammaire générale est l’alpha et l’oméga; elle est une et multiple: partie constitutive d’autres sciences dont elle se nourrit en retour; partie d’elle-même, inconcevable sans les autres parties. Mais son ubiquité n’est pas seule créatrice d’embarras. Plus grave est l’indétermination de son contenu. Aux professeurs de langues anciennes conviés à en enseigner les rudiments, Tracy écrit: « Je vous prie de rédiger ces leçons, soit en prenant pour guide Condillac, Dumarsais ou tout autre grammairien métaphysicien, soit en vous concertant avec le professeur de grammaire générale, soit en ne suivant que vos propres lumières »[9]. À s’en tenir aux références canoniques, dont les divergences théoriques sont manifestes, ces leçons ne pouvaient qu’osciller entre l’unanimité d’un credo minimal (la grammaire a des fondements philosophiques) et de profondes disparités d’inspiration. Les professeurs de Grammaire générale, dont les Réponses sont exploitées dans le Rapport de février 1800, utilisent Condillac, Dumarsais, Duclos, Court de Gébelin, Locke et Harris. Comme Tracy salue, dans ce Rapport, les cahiers de plusieurs d’entre eux qui ont été communiqués à leurs collègues, la Grammaire générale y fait figure, à la fois, de science ancienne et de science neuve, non point à créer ex nihilo, mais à perfectionner et à unifier. La théorie unificatrice est, de fait, chez la plupart, celle de Condillac. Mais, depuis 1796, Tracy est convaincu que Condillac a mal analysé la pensée. Bien qu’il ait été, par ses découvertes, l’inventeur de l’idéologie, il l’a entraînée dans de graves erreurs et n’a pas vu comment se lient ses diverses composantes.
    C’est pour redresser ces erreurs, et pour « suppléer » au manque d’« un corps de doctrine complet qui puisse servir de texte aux leçons d’un cours »[10], que Tracy rédige son Projet d’Éléments d’Idéologie. Il le présente comme une « ébauche à perfectionner », un « texte à


[7] Ibid., p. 272.

[8] Ibid., p. 318.

[9] Ibid., p. 270.

[10] Idéologie proprement dite, Préface de l’édition de 1801, éd. Gouhier, Paris, Vrin, 1970, p. XVII.

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commenter », un « canevas à remplir »[11], par des professeurs qui ne savent pas toujours ce que l’on attend d’eux. Le Projet de 1801 est un texte charnière. Il marque l’aboutissement de la seconde étape de la constitution de la philosophie de Tracy: la réalisation de l’idéologie entendue stricto sensu. Elle diffère de l’idéologie des Mémoires antérieurs à 1800 en ce qu’elle amorce une troisième étape: celle de la grammaire et de la logique déjà mises en chantier en 1801. Et, au titre de simple esquisse, elle anticipe la quatrième: celle de l’économie, de la morale et de la législation, qui, comme les deux précédentes, découlent du programme mis au point au Conseil d’Instruction Publique. Dans la Préface du Projet de 1801, Tracy livre son interprétation de la création d’une chaire de Grammaire générale dans chaque École centrale par les législateurs de l’an IV: « leur intention était que, sous ce nom de grammaire générale, on fît réellement un cours d’idéologie, de grammaire et de logique qui, en enseignant la philosophie du langage, servît d’introduction au cours de morale privée et publique »[12]. Lorsqu’il écrit ces lignes, les Écoles centrales sont déjà condamnées. Mais le plan des Éléments d’Idéologie est tracé et il sera mené à exécution. Dans l’Avertissement qui précède la réédition de 1804, Tracy dira avec confiance que « l’existence d’une section d’analyse dans l’Institut national et d’une chaire de grammaire générale dans les écoles publiques, malgré qu’elle ait très peu duré, a donné aux esprits une impulsion prodigieuse et qui ne s’arrêtera point »[13]. En ce qui concerne son propre esprit, le constat était judicieux.
    En dépit des professions de modestie de sa Préface, le Projet de 1801 présente une idéologie qui rend caduques toutes celles que les professeurs des Écoles centrales étaient censés trouver chez Locke, Dumarsais, Harris ou même chez Condillac dont la doctrine est le « fond commun »[14] des opinions les plus accréditées. Le chapitre XI impute à Condillac une analyse vicieuse de la pensée, embrouillée par l’introduction d’« opérations parasites »[15]. S’il avait vu que tout est sensation, et non que tout procède par transformations hypothétiques d’une non moins hypothétique sensation d’origine, il n’aurait pas pris pour des facultés distinctes les noms divers que nous donnons à nos diverses manières de sentir ce que nous sentons: l’attention, la comparaison, la réflexion, l’imagination, par exemple. Portée par la conception physiologique de la sensibilité interne empruntée à Cabanis, l’analyse de Tracy établit que penser n’est jamais que sentir des sensations, des souvenirs, des jugements et des désirs. Les souvenirs et les jugements sont des perceptions plus légères, produisant des impressions organiques moins profondes, que les sensations. Parce qu’ils se combinent en


[11] Ibid., p. XXII et p. XXV.

[12] Ibid., p. XXIV.

[13] Ibid., Avertissement de l’édition de 1804, p. VII-VIII.

[14] Ibid., chap. XI, p. 214.

[15] Ibid., p. 226.

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idées complexes et fugitives, ces idées requièrent, pour se fixer, des signes qui les lient à une sensation et leur en communiquent l’énergie. L’étude de cet « effet principal » des signes fait partie de l’idéologie proprement dite. Condillac avait déjà montré que les signes sont aussi nécessaires pour penser que pour parler, mais il a eu tort de définir les langues comme des méthodes analytiques. La langue n’est pas l’analyse; elle est, tout à la fois, son résultat et son instrument: « l’effet général des signes est, en constatant des analyses antérieures, de rendre plus faciles les analyses subséquentes »[16]. Cette conception des rapports entre langage et pensée, qu’explicitera la Grammaire, indique clairement quel statut didactique Tracy, en 1801, confère à l’idéologie entendue stricto sensu: préliminaire indispensable à l’étude des langues, partie constitutive de la Grammaire générale, mais aussi couronnement de celle-ci, puisqu’une analyse rationnelle du langage permettra d’élucider le fonctionnement réel de l’esprit dissimulé par les usages idiomatiques. Son intervention aux différents niveaux du cursus est légitimée et son contenu déterminé. Et elle fait apparaître les composantes de la « philosophie du langage » moins comme des parties que comme des points de vue:

« cette science peut s’appeler Idéologie, si l’on ne fait attention qu’au sujet; Grammaire générale, si l’on n’a égard qu’au moyen; et Logique, si l’on ne considère que le but… Idéologie me paraît le terme générique, parce que la science des idées renferme celle de leur expression et celle de leur déduction. C’est en même temps le nom spécifique de la première partie »[17].

Les relations entre « sujet » et « moyen » prennent, dans la Grammaire, en 1803, la forme d’un jeu de renvois, nécessaires et incessants, entre l’analyse de la pensée et l’analyse du discours. Au chapitre IX de la Logique, Tracy dira que si la perfection de son idéologie l’a « porté fort loin au-delà du commencement de toutes les grammaires, en avant de toutes les questions qui divisent leurs auteurs, et muni de la plupart des éléments de leur solution », réciproquement, l’étude de la grammaire lui a dévoilé la marche de l’esprit: « car, en même temps que la connaissance de la formation de nos idées me faisait reconnaître facilement le véritable mécanisme de leur expression, quelle qu’en fût la forme, l’examen de la génération des signes jetait un nouveau jour sur celle des idées »[18]. La manière neuve dont Tracy « raisonne » la grammaire procède du principe que les éléments du discours sont, non pas les signes isolés, mais les propositions, les énoncés de jugement. Juger, c’est sentir qu’une idée en renferme une autre. L’analyse de la proposition s’effectue selon un critère pragmatiste: elle y découvre les signes nécessaires, sans lesquels il n’y a pas de proposition: le nom-sujet et le verbe-attribut; puis les signes accessoires qui en sont nés suivant un ordre d’utilité décroissante mais de perfection analytique croissante. En rupture avec la traditionnelle

[16] Ibid., chap. XVI, p. 339.

[17] Ibid., Introduction, p. 4-5 (note de la p. 4).

[18] Logique, Paris, éd. de 1818, p. 355-356.

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catégorisation sémantique des parties du discours, Tracy les définit par les fonctions qu’elles assument. Cette analyse « fonctionnaliste », complétée par une théorie de la syntaxe et une théorie de l’écriture, marque une nouvelle époque de la pensée de Tracy: celle où la grammaire occupe, dans la « philosophie du langage », le premier rang et devient la voie d’accès aux sciences morales et politiques. Car, en établissant que « toute l’histoire de l’homme est dans celle des signes de ses idées, et surtout des signes permanents auxquels il confie le dépôt de ses pensées »[19], elle se découvre « législatrice »[20], selon la formule de l’Introduction au Traité de la Volonté et de ses Effets. Le langage est la source des conventions qui créent la société et de tous les échanges qui la constituent. On est donc en droit de tenir la Grammaire de Tracy pour le cours de Grammaire générale, introductif au cours de législation, dont bénéficieraient, en 1803, les Écoles centrales si elles existaient encore.
    Dans la dernière étape de son parcours, l’idéologue poursuit son dessein initial et celui que lui prescrivent ses récentes découvertes. Par l’analyse de la faculté de vouloir, il dégage les prototypes naturels de toutes les institutions, qui sont aussi les concepts fondamentaux des sciences morales et politiques: personnalité et propriété, besoins et moyens, richesse et dénuement, liberté et contrainte, droits et devoirs. Ce sont ces deux derniers que modifient les conventions. Le Traité de la Volonté accomplit la tâche jadis assignée aux professeurs de législation: montrer comment les principes du droit naturel s’appliquent dans le droit positif. Mais, dès la rédaction du Commentaire sur l’Esprit des Lois, à l’époque de l’Empire triomphant, Tracy greffe sur cette conception des institutions, une étude des déterminations sociales qui en infléchit le sens. Parmi les contraintes que subissent les individus, il faut distinguer celles qui sont inhérentes à toute vie en société et celles qu’imposent de mauvaises institutions et des lois injustes. La raison commande d’accepter les unes et de travailler à changer les autres: seule la loi peut libérer de la loi. En esquissant les prémisses d’un « art social », fondé sur la « science de l’homme », l’idéologie se mue en manifeste d’un combat dont le Commentaire, le traité d’Économie et le chapitre « De l’Amour » du traité de Morale fixent les objectifs: la réduction maximale des inégalités et le respect des libertés. La puissance libératrice des lois, qu’ont révélée avec éclat les expériences américaine et française de la Révolution, inclut désormais au titre de simple condition, sine qua non il est vrai, le pouvoir législateur du langage.
    L’évolution de la pensée de Tracy semble donner raison, après coup, aux détracteurs des Écoles centrales qui jugeaient subversif l’enseignement de la Grammaire générale. Ce


[19] Grammaire, chap. V, éd. Gouhier, Paris, Vrin, 1970, p. 366-367.

[20] Traité de la Volonté et de ses Effets, Introd., § VI, éd. du Corpus, Paris, Fayard, 1994, p. 100.

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jugement resterait une énigme si l’on ne connaissait les orientations politiques du Conseil d’Instruction Publique et son souci d’ordonner cet enseignement à celui d’une législation républicaine. Plus surprenante est la manière dont les leçons, tirées par Tracy des prodigieux bouleversements sociaux qu’il a vécus de 1789 à la Restauration, y compris l’expérience des Écoles centrales, s’intègrent à un système philosophique, de structure rigoureusement déductive, et qui ne prétendait d’abord qu’à combler les lacunes du système de Condillac.

 

 

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