Hültenschmidt, Erika
Erika Hültenschmidt (Bielefeld) |
L’art de la parole à l’École normale de l’an III et la place topographique de la grammaire dans les institutions d’enseignement de l’Ancien Régime et de la Révolution
1. Introduction
2. Origines et fonction de l’École normale
3. L’art de la parole de l’abbé Sicard
4. Le système encyclopédiste des disciplines à l’École normale et la Grammaire générale
5. Le système des disciplines dans les collèges de plein exercice
6. Pour finir: quod est scientia?
1. Introduction
La ‘chaire’[1] de Grammaire générale (linguistique) installée à l’École normale de l’an III (1795) fut la première dans toute l’histoire de l’enseignement en France. Malgré sa réputation dans l’Europe de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la Grammaire générale ne disposait pas d’une place ‘institutionnalisée’ avant cette date. Il n’y avait ni professeurs spécialisés ni science linguistique en forme disciplinaire. C’est surtout l’investigationempirique de l’historien L.W.B. Brockliss (Brockliss 1987) sur l’histoire de l’enseignement dans les collèges de plein exercice qui nous tient lieu de source d’informations.
L’abbé Roch-Ambroise-Cucurron Sicard (1742-1822) fut le premier professeur de Grammaire générale (linguistique) dans tout le système d’éducation générale et de sciences académiques institutionnalisé en France. Son cours de linguistique à l’École normale était nommé cours d’‘art de la parole’. Le peuple de Paris respectait et aimait en lui l’‘ami de l’humanité’, le philanthrope, qu’il était en tant qu’instituteur d’enfants sourds-muets déjà avant la Révolution. Il n’était pas un ‘grand savant’ comme quelques-unsdes professeurs de l’École normale, un Laplace ou un Berthollet par exemple. Après lui, un grand nombre de professeurs vont enseigner la Grammaire générale dans les Écoles centrales (1795-1802). Mais dès la fin des Écoles centrales, c’est-à-dire dès la fondation des lycées dans le contexte du Concordat (1802), puis de l’Université impériale (1806) de Napoléon, il n’y auraplus de professeur de Grammaire générale. Les lycées de l’Université impériale renouaient avec les
[1] Je mets les mots ‘chaire’ et ‘institution’ entre guillemets pour indiquer que la durée trop courte de l’École normale ne permet pas d’utiliser ces termes dans leur sens plein. En ce qui concerne l’École normale, il faudrait plutôt parler d’une proto-institutionnalisation. Sur les institutions sociales voir le sociologue S.N. Eisenstadt (1968).
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collèges des dernières décennies de l’Ancien Régime. L’enseignement créépendant la Révolution ne représente qu’un intervalle dans une tradition foncièrement différente.
C’est seulement en 1852 qu’un immigré de l’Allemagne du Nord, Charles Benoît (Karl Benedikt) Hase (1780-1864), va recevoir une chaire de linguistique de la main de Napoléon III et de son ministre Fortoul. Cette fois-ci, la linguistique professée sera la grammaire comparée (Hültenschmidt 1999).
Dans les pages qui suivent, je vais contextualiser l’évènement de cette première ‘chaire’ de linguistique (Grammaire générale) en France. Je voudrais (2) insister d’abord sur la double origine de l’École normale, résultant d’une part de la politique jacobine de l’enseignement, d’autre part du grand plan d’enseignement public de Condorcet; ensuite, je caractériserai l’‘art de la parole’ de l’abbé Sicard par rapport à quelques traitsfondamentaux de la Grammaire générale des XVIIe et XVIIIe siècles. Après ces préliminaires, je vais montrer (4) quelle a été la place topographique de la Grammaire générale à l’intérieur de l’ensemble de l’encyclopédie des disciplines ‘professoralisées’ à l’École normale. Mon cinquième point (5) sera une comparaison de cette encyclopédie avec la topographie des disciplines enseignées dans les collèges de plein exercice de l’Ancien Régime. La dernière partie (6) portera sur la notion de science telle qu’elle a été acceptéeà cette époque-là.
Je veux souligner que je ne contrasterai ni ne comparerai en détail l’École normale aux petites écoles de l’Ancien Régime, même si l’École normale servait à une formation accélérée, ‘révolutionnaire’, d’instituteurs d’écoles primaires.[2]
Mon but principal est de montrer que la Grammaire générale était une discipline ‘réaliste’, tandis que la grammaire enseignée dans les collèges de l’Ancien Régime était une discipline ‘humaniste’. Cette dernière constatation ne vaut pas seulement pour la grammaire latine, mais également pour la grammaire française. Après ses débuts au XVIIe siècle, motivés par des intentions religieuses, la Grammaire générale en langue française fit partie du programme philosophico-encyclopédiste. En revanche, la grammaire des collèges fit partie de ce trivium de l’humanisme pédagogique qu’on appelle ‘humanités’. Ce dernier donnait suite au programme de l’encyclia paideia de la fin de l’Antiquité et du Moyen âge, plus précisément au trivium des facultés des arts des universités du Moyen âge. Encyclopédisme et humanisme (pédagogique) étaient deux types de sciences qui prennent leur origine dans des sources complètement différentes, voire contraires. C’est pour cette raison que la Grammaire générale en France aux XVIIe et XVIIIe siècles ne fit jamais partie des humanités. En France, les deux
[2] L’historien Hugues Moussy (1994) est l’auteur d’une excellente étude sur le rapport entre École normale et petites écoles.
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se repoussaient mutuellement, surtout à l’intérieur du système d’enseignement institutionnalisé.
2. Origines et fonction de l’École normale
L’École normale de 1795 fut la première ‘institution’ française à servir à la formation d’enseignants qui n’étaient pas des ecclésiastiques. L’ensemble du système scolaire général de l’Ancien Régime était soit entre les mains d’ordres et de congrégations enseignants, soit contrôlé par les universités qui étaient elles-mêmes contrôléespar des parlements et des archevêques (Brockliss 1987: 23). Même si depuis le temps de la Législative (1791-1792) une esquisse d’un système d’enseignement et de sciences complètement nouveau existait sous la forme du plan Condorcet de 1792 (Condorcet 1792), la Convention (1792-1795), succédant à la Législative, rencontra d’énormes difficultés à établir ce nouveau système. Les obstacles principaux à sa réalisation étaient soit la priorité de la guerre, soit la lutte contre les corporations, groupes professionnels privilégiés au temps de l’Ancien Régime. Dans la pratique, le projet de l’École normale s’est développé en deux étapes, d’abord sous la dictature des Jacobins, puis après thermidor. Le 11 frimaire an II (1er décembre 1793), le Jacobin Gabriel Bouquier présenta un plan d’éducation (Bouquier 1793) remplaçant ce que Condorcet avait écrit à propos des écoles primaires. Il en résulta la loi du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) pour l’établissement d’écoles primaires. Ces écoles primaires devaientservir à apprendre / enseigner la lecture, l’écriture, le calcul élémentaire et la civilité, c’est-à-dire la Déclaration des droits de l’homme. Toute autre éducation publique, conçue uniquement du point de vue de la priorité du politique, se réaliserait sous la forme d’une participation des citoyens aux assemblées démocratiques, aux fêtes publiques, aux représentations de théâtre et autres évènements de ce genre. De même, Bouquier prévit que la nation (l’État) se chargerait de la formation d’hommes du génie et de personnes exerçant dans les services de santé. La forme institutionnelle de la formation à ces métiers serait celle d’écoles spéciales. Tout autre enseignement serait affaire privée, parce que non utile à la nation. Condorcet en revanche avait présenté un plan très différencié prévoyant beaucoup plus de matières que la lecture, l’écriture, le calcul et la civilité (y compris la Grammaire générale). L’ensemble du système d’enseignement de Condorcet serait contrôlé par la Société nationale, qui succéda aux académies de l’Ancien Régime. Ainsi, la Société nationale assumerait le rôle rempli jadis par des instances ecclésiastiques et les parlements. On sait qu’entre 1792 et 1794, année de sa mort, Condorcet esquissa en visionnaire le rôle que devraient jouer d’après lui les sciences dans l’histoire de l’humanité (Condorcet 2004). Le plan Bouquier ainsi que la loi du 29
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frimaire an II ne prévoyaient pas de formation d’enseignants, à l’inverse du plan Condorcet.[3] La loi du 29 frimaire an II prévoyait qu’il serait permis à toute personne se croyant capable et disposant d’un brevet de civilité, d’ouvrir une école. Mais très vite, on constata que très peu de personnes remplissaient ces conditions. C’est dans cette situation que naquit le premier projet d’une École normale. Sur le modèle de l’École des armes du printemps 1794, suivi également par l’École centrale des Travaux publics (École polytechnique), l’École normale fonctionnerait sous la forme de cours révolutionnaires. Ces cours révolutionnaires étaient des cours brefs et intenses où des hommes envoyés par tous les départements français seraient instruits par de grands savants dans la production de poudre et de canons. Comme des ‘boules de neige’, ils diffuseraient leurs nouvelles connaissances dans leurs départements d’origine. C’est ainsi qu’après la fermeture de l’ancienne Académie des sciences pour ‘aristocratisme’ (1793),[4] quelques-uns des savants français les plus réputés saisirent l’occasion de prouver leur patriotisme et de se créér un nouveau genre deréputation. L’historien Janis Langins a reconstruit ce processus de manière impressionnante en tant que préhistoire de l’École centrale des Travaux publics / École polytechnique (Langins 1987). Mais les cours révolutionnaires pour instructeurs d’instituteurs ainsi que l’École centrale des Travaux publics ne furent pas mis en place avant thermidor. Après thermidor, on n’oublia pas l’idée d’une École normale. Cette fois-ci, l’idéologue Dominique-Joseph Garat paraît avoir joué un rôle-clé (Dupuy 1895: 51). Une idée du plan Condorcet fut reprise sous une forme raccourcie. Dans son projet d’éducation publique, Condorcet avait prévu des instituts, lieux scolaires où l’éducation générale scientifique (encyclopédiste) et la formation professionnelle spécialisée seraient en tant qu’unité. C’est ici que la formation des instituteurs pour l’éducation des enfants – une formation d’instituteurs qui serait donc une formation scientifique – aurait lieu. Dans la mesure où des hommes connaissant déjà les éléments des sciences (probablement par la lecture individuelle) viendraient à l’École normale, celle-ci représenterait un raccourci des instituts de Condorcet.[5] Ici, on enseignerait à ces hommes déjà instruits dans les éléments des sciences la meilleure méthode pour enseigner ces mêmes éléments à la jeunesse.
Deux des professeurs de l’École normale, le mathématicien Gaspard Monge et le chimiste Berthollet, donnaient en même temps des cours à l’École centrale des Travaux publics.
Je voudrais remarquer ici qu’aucun des révolutionnaires, jacobin ou autre, ne pouvait se figurer l’enseignement public qu’à l’aide de livres décrétés par la Convention. Ce sont les ‘livres élémentaires’. Ici, l’instituteur ou le professeur est une ‘annexe’ du livre. C’est par le
[3] J’en parlerai plus en détail dans ma quatrième partie.
[4] Le livre ‘classique’ sur l’histoire de l’Académie des sciences est celui de Roger Hahn (1971).
[5] Sur les instituts, voir plus loin, quatrième partie.
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moyen du livre que l’enseignement serait structuré et contrôlé. La production de ces livres élémentaires était un autre projet de la Révolution. Un concours proposé par l’abbé Grégoire le 3 pluviôse an II et décrété par la Convention fut un échec. C’est dans le cadre du décret sur l’établissement de l’École normale du 6 vendémiaire an III (25 octobre 1794) (Projet 1794) que les professeurs et les élèves furent chargés de produire ces livres élémentaires sur la base d’un dialogue commun. Les Elémens de grammaire générale de l’abbé Sicard, publiés pour la première fois en 1799 (Sicard 1799), sont le produit de cette activité. C’était l’intention de la Convention que les instructeurs d’instituteurs apprennent à travailler avec ces livres élémentaires. C’est par l’application de l’ordre philosophique que les nouveaux livres élémentaires se distingueraient des ‘rudiments’ et ‘précis’ des écoles de l’Ancien Régime. Dans les années 1794 et 1795, la méthode philosophique était identifiée à la méthode compositive-résolutive qui avait connu tant de succès dans la mécanique céleste (Galilée, Newton) et que Condillac avait généralisée sous le nom d’‘analyse’, tout en l’appliquant à l’esprit humain et à son outil linguistique.[6] Les anciens livres n’étaient pas structurés d’après un tel ordre philosophico-méthodique. On peut penser que c’est à cause de la concentration sur le livre, ordonné de manière philosophique et fonctionnant comme guide de l’enseignement, que les révolutionnaires étaient relativement peu attentifs à la formation des enseignants, malgré les grands noms qui professaient à l’École normale et qui faisaient de celle-ci un véritable évènement dans l’histoire de la vie intellectuelle française. Condorcet déjà avait prévu une restriction temporaire pour la formation des enseignants dans ‘ses’ instituts (Condorcet 1792: 231). Dans la littérature sur la limitation du temps de fonctionnement de l’École normale à quatre mois seulement (Julia 1996), on ne trouve pas de réflexions ou de recherches qui concerneraient le rôle du médium qu’est le livre. On ne faisait attention qu’au politique. En effet, l’École normale ne dura que quatre mois, du 1er pluviôse an III (20 janvier 1795) au 30 floréal an III (19 mai 1795). Une transformation des ‘cours révolutionnaires’ en cours permanents, comme cela se fit pour l’École polytechnique, ne se produisit pas.
Le nom de l’École normale (Normalschule) est originaire dans la Aufklärung catholique des réformes joséphines en Autriche (Dupuy 1895: 25). Poser une norme pour l’enseignement veut dire l’unifier, le standardiser.
[6] Pour rester brève, je ne parle pas du rôle intermédiaire qu’a joué John Locke.
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3. L’art de la parole de l’abbé Sicard
La Grammaire générale était une science théorique qui ne servait pas en premier lieu à l’apprentissage de langues individuelles, comme par exemple le latin ou l’anglais. Elle ne servait pas non plus en premier lieu à la comparaison de langues individuelles. Avec elle, on visait plutôt à une action intentionnelle sur la ratio: rendre plus efficace l’usage de la langue en général, et de sa propre langue en particulier, tout en réfléchissant aux raisons ou principes de sa construction discursive. Ceci vaut tout d’abord pour la Grammaire générale conçue par le théologien Antoine Arnauld en coopération avec le professeur d’humanités Claude Lancelot au couvent janséniste de Port-Royal (Arnauld/Lancelot 1660).
Cette première Grammaire générale en langue française est le premier livre d’une série de trois ouvrages traitant des trois sciences formelles existant à l’époque. Ces trois sciences sont la Grammaire générale, la logique et la géométrie telle qu’elle était transmise par le livre d’Euclide (Arnauld/Nicole 1662; Arnauld 1667).[7] Ces trois sciences formelles fonctionnent comme méthodes pour prouver la vérité d’une manière plus ou moins certaine. Elles se suivent dans une succession hiérarchique selon des degrés de certitude. La preuve la plus certaine est celle qu’on obtient à l’aide du raisonnement géométrique; celle qu’on obtient à l’aide du raisonnement logique est moins certaine. La Grammaire générale forme la porte d’entrée à cette hiérarchie des méthodes ou moyens pour atteindre à la vérité. Dans ces trois livres, les auteurs, plus qu’ils ne présentent de découvertes nouvelles, donnent un ordre plus strict et donc plus efficace à des disciplines existant déjà,[8] et ils publient en langue française, ce qui rend ces méthodes philosophiques accessibles à ceux qui fréquentent certains salons.
La ‘Grammaire générale’ de Port-Royal est un livre élémentaire d’une partie de la philosophie. Ainsi, elle est un ancêtre des livres élémentaires que la Convention demanda de produire aux professeurs et élèves de l’École normale de l’an III. Mais les livres élémentaires de Port-Royal diffèrent de ceux de la Révolution en ce sens qu’ils ne furent pas produits pour être décrétés par un gouvernement. Ils ne furent pas écrits pour l’éducation institutionnalisée.
Une distinction majeure entre les grammaires latines de longue tradition et les Grammaires générales des XVIIe et XVIIIe siècles est le fait que ces dernières furent écrites dès le début en langue française, non pas en langue latine. Une autre différence réside dans le genre de questions qu’on pose dans le cadre de ces différents types de grammaires. Celui qui étudie la Grammaire générale est mis à même de répondre à la question ‘pourquoi?’. ‘Pourquoi une
[7] On peut regretter que ceux qui ont travaillé sur l’histoire de la Grammaire générale depuis les années 60 du siècle dernier, n’aient pas pris en considération le dernier livre de cette série. On aurait mieux compris le sens de la Grammaire générale dans son contexte historique.
[8] En ce qui concerne la Grammaire générale, je fais allusion à la philosophie linguistique des modistes à l’Université de Paris au XIVe siècle.
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proposition est-elle constituée des parties A, B, C?’, ou bien ‘Quel est le sens des parties A, B, C d’une proposition?’. Celui qui n’a que des connaissances issues de grammaires (latines) scolaires, traditionnelles à cette époque-là, ne pouvait répondre qu’à la question ‘Que dois-je faire?’, mais pas à la question ‘Pourquoi dois-je faire ceci ou cela?’. En tant que réflexion sur le discours, la Grammaire générale vise à la compréhension de la construction du discours. Les grammaires traditionnelles de langues individuelles en revanche ne permettent que de mémoriser des règles et leurs exceptions. Les grammaires latines traditionnelles ne fonctionnent que sur le plan de l’imitation ‘aveugle’ de règles; la Grammaire générale, elle, fonctionne sur le plan de la compréhension. C’est une grammaire qui ‘fait voir’.
Il n’est pas étonnant que les révolutionnaires entreprirent d’institutionnaliser cette grammaire scientifique du discours dans le système d’éducation, ‘scientifique’ voulant dire ancré dans des raisons (causae). La fin de l’époque des Lumières coïncide avec la fin de la forme patriarchale et autoritaire du régime qu’a été l’absolutisme[9]. Les jansénistes du XVIIe siècle étaient indifférents à l’État, les philosophes du XVIIIe siècle cherchaient à délégitimer ce genre de régime. Ni les uns ni les autres n’appuyaient l’État absolutiste et la forme concrète de sa religion.
La Grammaire générale étant une science théorique, elle ne pouvait être qu’une science du général d’après la conception de l’époque.[10] Ainsi, les grammairiens-philosophes se penchaient sur la question du rapport entre le ‘général-universel’ et l’‘individuel-différent’. La matérialité des langues, objet des grammaires formelles des langues individuelles, ne faisait pas partie de la science philosophique. Ce rôle ne revenait qu’au côté ‘spirituel’ du discours, plus précisément à l’âme rationnelle (la pensée) s’exprimant dans les langues individuelles. L’analogie entre la science des langues et la science des religions[11] qu’on peut remarquer dès la fin du XVIIe siècle, peut servir à saisir le sens de l’universalisme linguistique de la Grammaire générale à cette époque-là. La science des religions déiste croyait saisir le ‘noyau rationnel’ des différentes religions connues (leur nombre s’accrût vite) en spéculant sur une ‘religion naturelle’ commune à toute l’humanité. De la même manière, on croyait saisir le ‘noyau rationnel’ des différentes langues de l’humanité (leur nombre s’accrût vite également) en spéculant sur une ‘raison naturelle’. Mais une fois les langues ou les religions individuelles réduites à leur ‘noyau rationnel’, il restait des aspects non rationnels qu’on plaçait dans les grammaires particulières ou dans ce qu’on appelait les religions positives. C’est ainsi qu’on
[9] Je me réfère à la classification des types de régime dans un des textes-clé de la sociologie (Max Weber 1968).
[10] Je me réfère plus en détail à la notion ‘classique’ de la science dans la sixième partie (quod est scientia?).
[11] Je me réfère à Ernst Troeltsch, théologien protestant et philosophe de la culture (Troeltsch 1903). Troeltsch fut l’interlocuteur principal de Max Weber dans la constitution de la sociologie des religions.
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était convaincu de pouvoir accéder à la religion et à la raison universelles, communes à toute l’humanité. Cet accès serait en principe possible à partir de toutes les religions et de toutes les langues individuelles. Ni le français ni le latin n’étaient privilégiés dans le cadre de cette idée du rapport universel-individuel. L’œuvre linguistique majeure du XVIIIe siècle français, la Grammaire générale de Nicolas Beauzée (1767), a sa place dans ce contexte. En ce qui concerne le principe, elle ne diffère pas de la Grammaire générale de Port-Royal.
Mais le nombre grandissant des religions ou des langues connues fit surgir un problème nouveau. S’il existe une ‘religion naturelle’ commune à tous les hommes, comment justifier la conviction que cette religion positive qu’est la religion chrétienne, est la plus parfaite de toutes les religions? Un problème analogue se pose pour les langues. S’il existe une ‘raison naturelle’ commune à tous les hommes, comment justifier la position selon laquelle une langue positive comme le français est la plus parfaite de toutes?
Au XIXe siècle, au temps de l’historisme proprement dit, c’est-à-dire d’un relativisme culturel, on ne parlait plus d’une religion ou d’une raison naturelle commune à tous les hommes. Le problème de la suprématie qui se constitua au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle est resté, mais la solution proposée a changé (Troeltsch 1922).
Une réponse donnée au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle au problème de la différence et de la suprématie mettait en jeu l’art humain. Avec Condillac, l’abbé Sicard prenait la langue (le discours) pour une invention de l’homme sur l’arrière-fond de conditions préalables naturelles. Comme la logique, la langue humaine est considérée comme un art (philosophique ou scientifique), plus précisément un art de la parole. Le titre des cours de l’abbé Sicard à l’École normale l’indique.
Les artisans fabriquent des produits de qualité différente en fonction des qualités différentes de leur art. Comme eux, les locuteurs différents produisent des langues de qualité différente selon la qualité de leur art. L’étalon qui sert à mesurer la qualité des langues est toujours la ratio. La langue elle-même est un outil, non seulement un outil de la communication d’une pensée vraie et précise, mais aussi un outil de la formation d’une pensée vraie et précise. Le travail de l’artisan peut être perfectionné à l’aide de moyens qui ne sont pas simplement hérités de la transmission ‘éternelle’ de règles et d’outils trouvés dans une expérience éternelle (la tradition artisanale), mais qui résultent d’un travail réfléchi, surtout d’une amélioration intentionnelle de ses instruments. Par analogie, la langue (le discours) peut être perfectionnée – et avec elle la ratio elle-même.
Si les philosophes de l’Antiquité classique dédaignaient l’artisanat qu’ils considéraient comme opera sordida (travaux sales), les philosophes français du XVIIIe siècle estimaient
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énormément l’artisanat. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en témoigne, surtout par ses planches représentant les outils les plus sophistiqués de l’époque.
Le perfectionnement de la langue ne vaut que dans la mesure où il est un perfectionnement de la pensée (ratio). On ne distingue pas systématiquement entre langues individuelles (locuteurs individuels) et langues individuelles (langues nationales, par exemple).
Le cartésien Antoine Arnauld estimait que la langue humaine (le discours), tel qu’il la concevait, faisait partie des méthodes formelles ou philosophiques et qu’elle était liée ainsi à la logique et à la géométrie d’Euclide. La conception de Condillac selon laquelle les langues seraient des méthodes analytiques n’est pas une innovation de principe. Il s’agit plutôt d’une généralisation de la méthode utilisée avec tant de succès dans la philosophie expérimentale des XVIe et XVIIe siècles (Galilée, Newton), c’est-à-dire de la méthode résolutive-compositive à l’aide de laquelle le philosophe de la nature défait d’abord un tout pour trouver le principe (analyse proprement dite) et les autres éléments. Après ceci, il prouve la vérité des rapports trouvés entre le principe, les éléments et le tout à l’aide de la (re-)composition ou synthèse.[12] Mais une différence majeure entre la conception d’Arnauld et celle de Condillac réside dans le fait qu’au XVIIe siècle, l’accent est mis sur la preuve de la vérité (synthèse), tandis qu’au XVIIIe siècle, on insiste sur l’‘invention’ du principe et des autres éléments (analyse). Toutes ces opérations sont des opérations propositionnelles, c’est-à-dire des opérations de la pensée ou ratio.
Depuis le XVIIe siècle, le travail matériel de l’artisan est perfectionné par l’utilisation d’instruments de plus en plus sophistiqués. De même, le travail spirituel du savant est perfectionné à l’aide d’outils mentaux. L’outil traditionnel du raisonnement est la logique formelle (syllogismes) aristotélicienne. Au XVIIe siècle, la géométrie est reconnue comme étant un instrument supérieur à la logique. Les philosophes rationalistes prouvent more geometrico. La réception de l’œuvre de Newton en France, de ses Philosophiae naturalis principia mathematica de 1687 en particulier, fait connaître un nouveau genre de calcul permettant de réduire plusieurs principes à un seul et de disposer ainsi d’une explication plus forte de la mécanique céleste, ce qui attire l’attention de nombreux philosophes.
Rendre la langue, française en l’occurrence, plus apte à fonctionner, elle aussi, comme instrument ou outil de la raison propositionnelle, est devenu une finalité philosophique motivée par le succès des méthodes mathématiques, supérieures à l’ancienne logique aristotélicienne exprimée à l’aide de la langue que nous appelons aujourd’hui naturelle et qui était à son époque la langue latine.
[12] Sur cette méthode voir W. Röd (1978: 13).
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Les deux genres d’instruments, ceux des artisans et ceux des savants, étaient tous les deux perçus comme instruments de progrès ou de perfectionnement pendant le XVIIIe siècle français. La langue (française) et son fondement rationnel faisait partie intégrante de cette nouvelle conviction.
À l’École normale de l’an III, le géomètre Gaspard Monge inaugura une toute nouvelle discipline liant artisanat et science mathématique. Il l’appella ‘géométrie descriptive’ (Belhoste/Taton 1992). Cette nouvelle discipline, qui est un genre de dessin technique utilisant des moyens géométriques, servait à améliorer d’une manière fondamentale la production des artisans. À l’époque, cela signifiait améliorer la précision de la production. De même, un locuteur qui a des connaissances de la ‘mécanique’ intérieure de sa langue (qui l’a analysée), peut communiquer ou construire des idées (des vérités) avec plus de précision que s’il n’avait pas ces connaissances. C’est sur l’arrière-fond d’une telle approche de la perfection progressive de la production humaine que l’abbé Sicard dit à propos de la finalité de son cours sur l’‘art de la parole’: „Il est tems enfin que l’homme pense, et qu’en apprenant l’art de parler et d’écrire, il apprenne surtout le grand art de l’analyse qui produit tant de miracles dans la recherche de la vérité.“ (Séances 1: 122). Ici comme chez le théologien de Port-Royal au XVIIe siècle, le but s’appelle ‘vérité’. On veut avancer de plus en plus vite, d’une manière de plus en plus efficace, vers le bien suprême qu’est la pensée vraie. En chemin, les philosophes découvrirent que la langue pouvait servir d’outil... Et cette langue-outil n’est pas la langue latine, mais la langue utilisée par les savants depuis le XVIIe siècle, à savoir la langue française. Les langues se distinguent par différents degrés de perfectionnement et de perfectibilité.
L’historisme et le naturalisme du XIXe siècle abordèrent la question de l’unité de l’humanité et des différences entre ses composantes individuelles en s’appuyant sur une recherche historique ou empirique concrète. Ils abandonnèrent l’idée philosophique selon laquelle les langues seraient l’expression ou l’outil de la raison humaine et que cette raison serait fondamentalement une. Ainsi, ils se sont détournés des analogies logiques et mathématiques, et de ce fait de la Grammaire générale ou philosophique.[13]
Les deux enfants dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de l’abbé Condillac (Condillac 1746/1947), qui se rencontrent dans le désert et qui inventent la langue pour s’entraider, ne sont pas doués d’une existence réelle. Ce sont des enfants ‘philosophiques’, c’est-à-dire des enfants qui sont le fruit d’une expérimentation qui n’existe
[13] Je ne parle ici que d’un aspect méthodique de la différence entre science philosophique et science historiste ou naturaliste. Je suis très loin de nier qu’il existe de nombreux autres problèmes concernant la différence entre ces deux époques dans l’histoire des sciences.
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que dans l’esprit du penseur (du philosophe). On n’a pas trouvé ces enfants dans des fouilles archéologiques, par exemple. De même, l’abbé Sicard, qui présente dans son cours un sourd-muet de naissance comme exemple de l’‘homme de la nature’, utilise un procédé analogue à celui de l’abbé Condillac. L’‘homme de la nature’ est un être physiquement humain, qui ne dispose pas encore de la langue et de la raison. En lui apprenant la parole par un procédé analytique, l’‘homme de la nature’ sera transformé en un être civilisé, capable de vivre à pas égal avec les autres individus de la société humaine et d’avoir ainsi le statut de citoyen. En instruisant un sourd-muet de naissance, l’abbé présente une expérimentation, mais il s’agit là d’une expérimentation qui ne sert pas à ‘trouver du nouveau’, mais à ‘visibiliser’ une vérité qu’on avait déjà trouvée par réflexion philosophique. Ceci n’est pas une expérimentation de recherche au sens où on l’entendrait de nos jours en psychologie (des langues), mais une expérimentation philosophique. Mais sans aucun doute, cette expérimentation philosophique a eu l’effet d’attirer l’attention des élèves de son cours.[14]
La notion de nature, toujours un artéfact culturel, on le sait bien, changea depuis le temps du rationalisme d’Antoine Arnauld, par exemple. La ‘nature’ de ce dernier a été une nature métaphysique, éternelle, par exemple la ‘nature de l’homme’. Au cours du XVIIIe siècle, elle changea en une ‘nature’ opposée à la société humaine appelée, elle, ‘civilisation’. Apprendre le couple langue-pensée, comme le fait le sourd-muet de naissance à l’École normale, c’est être ‘socialisé’, devenir un membre de la société humaine. La notion de civilisation au sens de ‘société’ est une notion née au XVIIIe siècle (Jonas 1968: 11).
L’abbé Sicard croit en l’analogie entre son ‘homme de la nature’ et les jeunes enfants parlant et entendant normalement et qui apprennent à lire et à écrire. Cette analogie qui nous paraît aujourd’hui très erronée, nous permet pourtant de comprendre combien il était difficile de saisir les dimensions de différence et de développement. Au XVIIIe siècle, on se trouve encore avant la forme naturaliste de l’historisme qu’est l’évolutionnisme. Et l’histoire de cette problématique n’est pas encore finie.
Entre la première Grammaire générale en langue française (1660) et sa proto-institutionnalisation en 1795, a lieu une transformation spectaculaire. Pour un janséniste comme Antoine Arnauld, acteur de la réforme catholique du XVIIe siècle, il s’agit de s’approcher le plus possible du suprême bien situé dans la transcendance, tout en mobilisant les moyens d’une auto-spiritualisation. Une bonne partie des philosophes français de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, moins catholiques qu’Arnauld, cherchaient le suprême bien dans ce monde-ci. S’ils étaient croyants, comme on peut supposer à propos de l’abbé Sicard,
[14] Sonia Branca a analysé les écrits de l’abbé Sicard dans sa thèse (Branca 1975).
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ils pouvaient participer au mouvement vers le bonheur dans ce monde-ci tout en agissant en philanthropes.
L’enseignement de la Grammaire générale ou de l’art de la parole, pratiqué à l’École normale, visait à rendre les jeunes aptes à construire leurs discours non seulement dans leur propre langue, mais de faire ceci d’une manière réfléchie et analytique, c’est-à-dire scientifique ou philosophique. Ainsi, ils pourraient perfectionner (rendre plus efficaces) leurs discours en vue d’une communication précise et compréhensible. Cette éducation linguistique nouvelle servait à poursuivre le but immédiat de rendre les citoyens-individus aptes à participer à la société, lieu de la création du bonheur, comme on en était convaincu.
Un autre but, celui-ci secondaire, était la création de bases générales pour l’apprentissage de ces langues qui s’appelleraient désormais langues étrangères et qui seraient soit d’autres langues ‘vivantes’ comme l’anglais ou l’italien, soit ces grandes langues ‘mortes’ que sont le latin ou les autres langues humanistes.
Pendant la Révolution, c’est l’enseignement du français qui est prioritaire; il est fondé sur des bases scientifiques au sens philosophique du terme.
4. Le système encyclopédiste des disciplines à l’École normale et la Grammaire générale
Les disciplines professées à l’École normale sont partagées en quatre ‘classes’ (groupes de disciplines): 1) les sciences mathématiques: mathématiques, physique et géométrie descriptive; 2) sciences naturelles sans mathématiques: histoire naturelle, chimie et agriculture; 3) sciences morales et politiques: géographie, histoire et morale; 4) sciences linguistiques, philosophiques et littéraires: grammaire, analyse de l’entendement et littérature (Séances 1800: 13sq.).
Le système des disciplines étant construit par analogie avec celui du plan Condorcet, il est nécessaire de l’analyser par rapport au plan de l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences. L’École normale remplit une des fonctions d’un niveau bien déterminé du système d’enseignement général et public très différencié de Condorcet, des instituts. Les niveaux, dont les instituts font partie, sont les suivants: 1) écoles primaires pour les très jeunes enfants; 2) écoles secondaires pour les enfants un peu plus âgés; 3) instituts pour les jeunes adolescents; 4) lycées pour les adolescents un peu plus âgés. Le cinquième niveau, la Société nationale des sciences et des arts, n’a pas de fonctions d’enseignement mais, comme il a déjà été dit, il sert à surveiller l’ensemble des quatres niveaux d’enseignement.
D’une manière générale, Condorcet prévoit que les enseignants seront recrutés au niveau au-dessus de celui où ils vont enseigner. Ceci veut dire que les enseignants des écoles
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secondaires seront recrutés au niveau des instituts. Ils sauront plus que ce qu’ils vont enseigner, et ils le sauront d’une manière systématique, philosophique. À l’époque de l’Ancien Régime, par contre, les enseignants ne savaient que ce qu’ils enseignaient. Mais l’article 8 du texte où il est question de la quatrième classe des instituts précise qu’
„[i]l y aura provisoirement, dans chaque institut, un cours où les personnes qui se destinent aux places d’instituteurs des écoles primaires et secondaires seront formées à une méthode d’enseigner simple, facile, et à la portée des enfants, et où elles apprendront à faire usage du livre qui leur doit servir de guide. Les professeurs de l’institut et le conservateur nommeront chaque année un des professeurs qui donnera ce cours, et qui recevra pour cet objet des appointements particuliers.“ (Condorcet 1792: 231)
D’après Condorcet, il y aura donc dans tous les instituts, et pas seulement à Paris, des cours spéciaux de méthode pour les deux niveaux de l’enseignement pour enfants. On rencontre ici une certaine différence avec l’École normale qui n’a fonctionné qu’à Paris. Mais comme à l’École normale, les cours de méthode seront provisoires. On peut soupçonner qu’ils devaient rester provisoires tant qu’il n’y aurait pas assez de candidats sortant des instituts et qui pourraient être chargés de fonctions dans l’enseignement. L’École normale de 1795 servira exclusivement à cet enseignement spécial, telle un élément isolé du grand plan général et systématique. Les écoles primaires dont parle le décret sur l’École normale voté après thermidor, équivalent aux deux premiers niveaux du plan Condorcet.
Pour le premier niveau des écoles d’enfants, Condorcet précise qu’
„[o]n enseignera [...] à lire, à écrire, ce qui suppose nécessairement quelques notices grammaticales; on y joindra les règles de l’arithmétique, des méthodes simples de mesurer exactement un terrain, de toiser un édifice; une description élémentaire des productions du pays et des procédés de l’agriculture et des arts; le développement des premières idées morales et des règles de la conduite qui en dérivent; enfin ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la portée de l’enfance.“ (Condorcet 1792: 191)
Au deuxième niveau seront enseignées:
„Les notions grammaticales nécessaires pour parler et écrire correctement, l’histoire et la géographie de la France et des pays voisins. Les principes des arts mécaniques, les éléments pratiques de commerce, le dessin. On y donnera des développements sur les points les plus importants de la morale et de la science sociale, avec l’explication des principales lois et les règles des conventions et des contrats. On y donnera des leçons élémentaires de mathématiques, de physique et d’histoire naturelle, relative aux arts, à l’agriculture et au commerce. Dans les écoles secondaires où il y aura plus d’un instituteur, on pourra enseigner une des langues étrangères les plus utiles, suivant les localités.“ (Condorcet 1792: 229)
Ici, les enseignant(e)s ou instituteurs/institutrices sont des enseignants ‘encyclopédiques’, responsables d’un niveau tout entier. Ils ne sont pas des spécialistes d’une certaine discipline. Mais dans certaines conditions, un deuxième enseignant peut leur être adjoint.
En ce qui concerne les instituts, Condorcet prévoit que ceux-ci embrassent „toutes les connaissances humaines“:
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„L’instruction, considérée comme une partie de l’éducation générale, y est absolument complète.“ (Condorcet 1792: 196)
On y retrouve l’articulation en quatre classes qui caractérise déjà les deux premiers niveaux: 1) sciences mathématiques et physiques; 2) sciences morales et politiques; 3) application des sciences et des arts; 4) littérature et beaux-arts. C’est à ce niveau-ci qu’il y aura, pour la première fois dans l’enseignement général, des professeurs spécialisés pour les disciplines individuelles. Ils ne seront pas seulement spécialistes de chacune des quatres classes disciplinaires, mais des disciplines individuelles dont ces classes sont composées.
Condorcet note que les professeurs suivants enseigneront dans la quatrième classe des instituts:
„Un professeur de théorie générale et élémentaire des beaux-arts. Un professeur de grammaire générale et d’art d’écrire. Un professeur de langue latine. Dans quelques instituts, il y aura de plus un cours de langue grecque. Un professeur de langues étrangères. On choisira pour chaque institut la langue étrangère la plus convenable aux localités.“ (Condorcet 1792: 231)
Je voudrais souligner que c’est dans les instituts, premier niveau institutionnel de l’enseignement scientifique, qu’on trouve la place de la Grammaire générale dans la topographie des sciences de cette époque. Comme chez Condillac, elle est liée à un art d’écrire, qui a pour objet la langue du point de vue du discours. Mais l’art d’écrire n’est pas la rhétorique de la tradition de l’humanisme pédagogique.[15]
Dans les lycées qui forment le niveau supérieur de l’enseignement général, on retrouve encore une fois les mêmes quatre classes disciplinaires. Comme à propos des instituts, l’auteur du plan place la totalité des disciplines, son encyclopédie entière, à ce niveau-ci, à la différence près qu’il ne s’agit plus d’éléments des sciences mais de leurs développements actuels:
En ce qui concerne les langues, la poésie et l’éloquence, les langues orientales, les langues grecque, latine et modernes ainsi que la littérature, elles trouveront leur place dans la quatrième classe des lycées. La Grammaire générale, embrassant les éléments de la science des langues, n’apparaît pas au programme. C’est l’enseignement des langues individuelles et des autres matières nommées ci-dessus qui lui succède. Il manque également l’analyse de l’entendement, mais on la retrouve dans la deuxième classe des lycées, celle des sciences morales et politiques. La même chose vaut pour la métaphysique et la théorie des sentiments moraux, forme supérieure de l’analyse de l’entendement. On les retrouve encore dans la„Toutes les sciences y sont enseignées dans toute leur étendue. C’est là que se forment les savants, ceux qui font de la culture de leur esprit, du perfectionnement de leurs propres facultés, une des occupations de leur vie.“ (Condorcet 1792: 206)
[15] Une étude plus élargie que celle-ci, concentrée uniquement sur la grammaire, pourrait le prouver.
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deuxième classe de la Société nationale du plan Condorcet. Cette Société nationale sera créée en 1795, sous le nom d’Institut national. Le législateur n’y réorganisa pas seulement les trois grandes Académies de l’Ancien Régime, mais il les compléta au sens encyclopédiste par la classe des sciences morales et politiques qu’on pourrait désigner par ‘classe des sciences sociales’.
On voit qu’à l’École normale comme dans le plan Condorcet (niveau des instituts), la Grammaire générale est classée dans le même groupe que la littérature et l’analyse de l’entendement. Il semble qu’ici comme chez Antoine Arnauld, la Grammaire générale ne forme que le niveau ‘élémentaire’ de toute une suite, la logique et les mathématiques chez le solitaire de Port-Royal, les langues et la (nouvelle) métaphysique au temps de la Révolution. Une différence majeure réside pourtant dans le fait qu’au XVIIe siècle, la notion de société n’existe pas encore et que la formation des sciences morales et politiques n’a donc pas encore été possible.
Comme dans les instituts, les enseignants des lycées de Condorcet sont des spécialistes de disciplines particulières.[16] Ici, comme dans l’ensemble du système de Condorcet, la langue de l’enseignement est le français.
Pour les encyclopédistes du XVIIIe siècle, il est évident, et quelques-uns des professeurs de l’École normale le disent même explicitement, que toutes les disciplines s’entraident mutuellement. Les disciplines individuelles forment des individus (logiques), elles sont considérées comme des citoyens d’une république, se distinguant ainsi des membres d’une société différenciée par des privilèges. On pourrait dire d’une manière plus technique, qu’une différenciation verticale des disciplines, caractérisant le système scolastique et humaniste hérité de l’Antiquité, est remplacé par une différenciation horizontale.[17]
Mais il faut reconnaître aussi qu’à l’École normale comme dans le plan Condorcet, les classes des sciences mathématiques et naturelles (les groupes 1 et 2 ou bien 1 et 3), occupent la première place dans une suite horizontale. La dernière place est occupée par la classe des langues et littératures. L’enseignement réaliste, tel qu’il s’est formé en Europe de l’ouest depuis le XVIe siècle,[18] met l’accent particulièrement sur les mathématiques et les sciences naturelles. Condorcet justifie d’une manière tout à fait pragmatique cet ordre à l’intérieur de la différenciation horizontale. Cette justification concerne en premier lieu la politique de
[16] Je ne veux qu’indiquer l’analogie fonctionnelle qui existe entre les structures du plan Condorcet et le système qui voit le jour en Prusse à cette époque. Les instituts de Condorcet sont l’équivalent fonctionnel des Gymnasien, les lycées celui des philosophische Fakultäten réformées. Pour approfondir ce que je ne fais qu’indiquer ici, il faudrait expliquer la notion sociologique d’‘équivalent fonctionnel’ qui ne veut pas dire ‘identité’.
[17] J’explique l’ancien système au no. 5 de mon exposé.
[18] Émile Durkheim fait commencer l’enseignement réaliste avec Comenius (Durkheim 1938: chap. 2.9).
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l’enseignement, et non la philosophie. D’après Condorcet, la priorité des mathématiques et des sciences naturelles s’impose là où l’éducation n’est plus restreinte à une petite élite ‘oisive’[19], mais où elle s’adresse aux „hommes qui ne se dévouent point à de longues méditations, qui n’approfondissent aucun genre de connaissances“ (Condorcet 1792/1889: 197). Pour cette clientèle-là,
„[l]’étude même de ces sciences est le moyen le plus sûr de développer leurs facultés intellectuelles, de leur apprendre à raisonner juste, à bien analyser leurs idées. On peut sans doute, en s’appliquant à la littérature, à la grammaire, à l’histoire, à la politique, à la philosophie en général, acquérir de la justesse, de la méthode, une logique saine et profonde, et cependant ignorer les sciences naturelles, de grands exemples l’ont prouvé; mais les connaissances élémentaires dans ces mêmes genres n’ont pas cet avantage; elles emploient la raison, mais elles ne la formeraient pas. C’est que dans les sciences naturelles les idées sont plus simples, plus rigoureusement circonscrites; c’est que la langue en est plus parfaite, que les mêmes mots y expriment plus exactement les mêmes idées. Les éléments y sont une véritable partie de la science, resserrée dans d’étroites limites, mais complète en elle-même. Elles offrent encore à la raison un moyen de s’exercer, à la portée d’un plus grand nombre d’esprits, surtout dans la jeunesse. Il n’est pas d’enfant, s’il n’est absolument stupide, qui ne puisse acquérir quelque habitude d’application, par des leçons élémentaires d’histoire naturelle ou d’agriculture. Ces sciences sont contre les préjugés, contre la petitesse d’esprit, un remède sinon plus sûr, du moins plus universel que la philosophie même [...]“ (Condorcet 1792: 197-198)
Les artisans, les paysans, les petits commerçants, la masse du tiers état d’avant la Révolution, ceux dont la situation matérielle ne permettait d’après Condorcet que d’envoyer leurs enfants à l’école pendant l’enfance, profiteraient en premier lieu de ce réalisme scolaire. Le travail des adolescents était d’une nécessité économique absolue pour les familles. Mais jamais avant, la masse du tiers n’était en état d’offrir à ses enfants une éducation générale aussi étendue. Au temps de l’Ancien Régime, il y avait des petites écoles, mais celles-ci étaient peu nombreuses à la campagne et l’apprentissage s’y restreignait à la lecture, sauf quelques rares exceptions (Grosperrin 1984: 146).
L’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ne répartit pas seulement l’ensemble des disciplines sur quatre classes, mais plus précisément en deux groupes de deux disciplines. Les disciplines mathématiques et naturelles ainsi que ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences appliquées forment le premier de ces deux groupes. Les disciplines morales, linguistiques, littéraires et métaphysiques constituent l’autre. Le critère distinguant ces deux grands groupes est celui de l’efficacité au sens de simplicité par rapport à la finalité pédagogique. Il s’agit là sans aucun doute d’une manifestation de la distinction entre ‘sciences exactes’ et ‘sciences humaines’. Mais ce partage n’est pas identique à celui qui s’est produit entre ‘sciences exactes’ et ‘humanités’, comme on le verra plus bas.
[19] Je me réfère au terme latin otium, désignant la liberté de ceux qui ne sont pas obligés de travailler pour vivre.
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Il est bien vrai que la première phrase du cours de l’abbé Sicard à l’École normale est: „La parole, considérée comme un art, est le premier de tous et le plus universellement utile“ (Sicard 1800: 115). Mais dans le cadre de l’encyclopédisme pédagogique du temps de la Révolution, la Grammaire générale trouve sa place dans le dernier groupe.
On peut voir que l’ensemble des disciplines de l’enseignement réaliste ou encyclopédiste est réparti sur quatre classes, par groupes de deux. Mais il y existe aussi différents niveaux, organisés selon le même principe. Ce sont les niveaux scolaires pour enfants (écoles primaires, écoles secondaires) d’une part, pour adolescents (instituts et lycées) de l’autre. Chacun des groupes horizontaux traverse, comme des colonnes, les quatre niveaux pour aboutir au cinquième niveau, celui de la Société nationale. Ainsi, la grammaire / la langue apparaît à tous les niveaux du système scolaire et académique. Ce groupe-colonne embrasse et la simple lecture et l’écriture, ainsi que la Grammaire générale qui est une discipline théorique. Elle embrasse aussi les langues orientales, par exemple. L’abbé Sicard inclut en effet la méthode de l’enseignement de la lecture et de l’écriture dans son cours d’‘art de la parole’ ou de Grammaire générale (Sicard 1800: 20sq.). La lecture et l’écriture mêmes ne devaient pas être enseignées mécaniquement, mais par le biais de la pensée, en mobilisant la compréhension.
Les écoles d’enseignement général devaient fonctionner depuis le niveau des instituts qui est le premier niveau scientifique, et en même temps le premier niveau de l’adolescence, avec des professeurs spécialisés. De même, l’École normale fonctionnait en effet avec des professeurs spécialistes de leurs disciplines. Il y a là une autre différence fondamentale entre la structure de l’enseignement au temps de l’Ancien Régime et celui de la Révolution. Dans les écoles de l’Ancien Régime, soit les petites écoles, soit les collèges, les disciplines se succédaient l’une à l’autre (ordre consécutif). D’abord la lecture, puis l’écriture, par exemple. Les instituteurs ou professeurs de l’Ancien Régime, qui étaient des hommes enseignant un autre genre d’encyclopédie plus ancien, n’étaient pas des spécialistes d’une seule discipline. Le plan Condorcet et l’École normale marquent le début de l’enseignement tel que nous le connaissons, plus ou moins, aujourd’hui encore dans l’enseigenement secondaire et supérieur.
Une différence majeure existe pourtant entre le système scolaire et universitaire actuel et celui de la Révolution. Au niveau secondaire et supérieur (instituts et lycées), l’élève avait le droit d’individualiser son cursus en choisissant les disciplines dans lesquelles il voulait acquérir des connaissances. Ceci valait également pour les Écoles centrales. Mais aujourd’hui, le choix est plus restreint que dans les premiers temps de la Liberté.
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5. Le système disciplinaire des collèges de plein exercice
Si l’on met en parallèle le système d’enseignement de l’Ancien Régime et celui du plan Condorcet, le premier niveau de ce dernier, les écoles primaires, remplace les petites écoles, les écoles secondaires de Condorcet sont sans équivalent, les instituts remplacent les collèges et les lycées correspondent à l’ancienne classe de philosophie.
Je serai relativement explicite sur les collèges de plein exercice, parce que je veux mettre en avant le contraste existant entre l’enseignement réaliste de la Révolution et l’enseignement humaniste des XVIIe et XVIIIe siècles. Je soulignerai en particulier la place et la fonction des études linguistiques dans les deux systèmes.
Au temps de l’Ancien Régime, il y avait deux types d’écoles d’enseignement général, d’une part les petites écoles, de l’autre les collèges (de plein exercice). Le cursus des petites écoles comprenait théoriquement la lecture, l’écriture, un peu de calcul et la civilité (catéchisme), matières se succédant l’une à l’autre. Mais dans les faits, on y enseignait rarement plus que la lecture, comme il a déjà été dit. Dans les collèges, on était censé enseigner les trois langues humanistes qu’étaient le latin, le grec et l’hébreu, mais en réalité, on y enseignait surtout le latin. C’est seulement au cours du XVIIIe siècle que le français y est intégré peu à peu. Un collège embrassant le cursus humaniste et une classe de philosophie, était un collège de plein exercice. Les petites écoles de Port-Royal auxquelles on s’est souvent référé dans la littérature sur l’histoire de la linguistique, pratiquaient en fait le cursus des collèges de plein exercice. Elles portaient le nom de petites écoles sans l’être réellement. Comme elles n’ont existé que de 1637 à 1660 et que la Grammaire générale n’y était pas enseignée,[20] je les laisse de côté.
Le but principal du collège était la formation du rhéteur parfait au sens du gand humaniste catholique qu’a été Érasme.[21] Terminant son cursus à l’âge de 15 ou 16 ans environs, le jeune homme éduqué dans cette institution était un virtuose de performance latine. S’il avait fréquenté en plus la classe de philosophie, il disposait d’une connaissance plus ou moins solide de la philosophie d’Aristote adaptée aux points de vue chrétiens. Après ce cursus à deux niveaux principaux, la performance latine et la philosophie scolaire, il était préparé à fréquenter la faculté de théologie. Ce n’étaient que les futurs théologiens qui étaient obligés de fréquenter la classe de philosophie. On trouve un bon exemple de ce curriculum scolaire
[20] On n’en trouve aucune trace dans l’étude de Delforge sur les petites écoles de Port-Royal (Delforge 1985).
[21] Pour plus de détails sur la structure du collège de plein exercice, on peut consulter Brockliss (1987: 13-26; 111-121; 185-194).
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dans la biographie du jeune Antoine Arnauld.[22] Ceux qui aspiraient à des études à la faculté de droit ou à celle de médecine étaient obligés de passer par la classe de philosophie. Pour résumer, on dit normalement que le cursus du collège, concentré sur le latin, jouait le rôle de propédeutique de la philosophie, tandis que la philosophie servait de propédeutique de la théologie.
Le collège consistait en trois classes consécutives, la classe de grammaire, la classe d’humanités et celle de rhétorique. Pour la classe de grammaire, on prévoyait trois ans, pour celle d’humanités un an, pour celle de philosophie deux ans. C’était seulement après avoir terminé complètement une de ces disciplines-classes, que l’élève ‘montait’ à la prochaine. Les élèves de la classe de grammaire, nommés grammatici, étaient âgés de 9 ou 10 à 12 ou 13 ans, les humanistores de 14 ans environ et les rhetorici d’un ou deux ans en plus. Mais il ne faut pas se figurer ces classes comme les classes scolaires que nous connaissons aujourd’hui. Ces classes n’étaient pas des classes d’âge mais des classes thématiques. Ainsi, l’âge des élèves n’était pas forcément homogène. Au-dessus de ces classes, il n’existait pas de niveau où les connaissances grammaticales par exemple auraient pu être approfondies. Au-dessus de la classe de grammaire, il n’existait pas de niveau scientifique pour cette discipline-ci. Un niveau supérieur n’existait donc pas. Quant aux professeurs des classes du collège, leur formation disciplinaire consistait uniquement à avoir été eux-mêmes élèves dans ces trois classes. Après ceci, l’apprentissage de l’enseignement se faisait de la forme usuelle dans l’artisanat, ‘sur le tas’ et par observation. En principe – à quelques exceptions près – les professeurs ‘montaient’ avec leurs élèves d’une classe-discipline à l’autre. Ils n’étaient pas des spécialistes d’une seule discipline comme par exemple de la grammaire. De plus, ils étaient tous membres du clergé.
Dans la classe de grammaire, les élèves acquéraient surtout des connaissances de base de la langue latine, dans la classe humaniste, ils lisaient des morceaux choisis de certains auteurs latins, parmi lesquels des historiens, ce qui servait surtout à enrichir le vocabulaire et à disposer d’une collection de modèles rhétoriques jugés bons. Dans la classe de rhétorique, ils s’ exerçaient à produire, à l’aide de leurs acquis, des harangues latines.
L’ensemble de l’enseignement des collèges avait comme objet la forme linguistique. L’accent n’était pas mis sur le contenu des textes ou bien sur les ‘idées’ qu’on aurait pu avoir tout en lisant les textes. La langue de l’enseignement était le latin, même si le français jouait au XVIIe siècle un certain rôle subalterne dans l’acquisition des rudiments grammaticaux. La
[22] Cette biographie qui se trouve dans le dernier volume des Œuvres de Messire Antoine Arnauld, ne porte pas de nom d’auteur (Arnauld 1783). Sur son éducation voir pp. 4-9.
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méthode de l’enseignement se restreignait à la mémoire. Les élèves apprenaient par cœur, soit à partir d’un livre, soit à partir de notes dictées.
Ce trivium, forme de l’humanisme pédagogique des XVIIe et XVIIIe siècles, était une modification du trivium scolastique, hérité de la haute Antiquité. Celui-ci, le premier trivium, était composé de grammaire, de rhétorique et de dialectique (forme rhétorique de la logique, se distinguant de la logique formelle d’Aristote). Au XVIIe siècle, l’élément ‘humaniste’ qu’était l’étude de la langue d’extraits de textes classiques, était inséré entre grammaire et rhétorique. La dialectique disparaissait de la structure disciplinaire.
La classe de philosophie n’était pas une modification de l’ancien quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), mais tout d’abord un cours sur la philosophie d’Aristote. Au cours des deux années qui étaient à la disposition de la philosophie scolaire depuis le XVIIe siècle, la première année était consacrée aux deux disciplines pratiques qui sont la logique (syllogistique) et la morale, la deuxième année aux deux disciplines théoriques, à savoir la physique et la métaphysique. Dans cette dernière classe, la méthode de l’enseignement était la dictée, la langue de l’enseignement le latin.
L’exploitation exhaustive d’une source sérielle, les cahiers d’élèves qui comprennent les notes prises lors de la dictée dans les collèges de plein exercice (Brockliss 1987), ne nous permet pas seulement de très bien connaître ce que les élèves ont appris en philosophie. Nous apprenons surtout quels changements ont résulté des processus de modernisation au cours du XVIIIe siècle. Les résultats de l’exploitation des cahiers d’élèves, pour ce qui est de la langue française, ne contredisent pas ce qu’on trouve chez Ferdinand Brunot (1967: 77-109), mais elles sont plus précises. Brunot n’a pas utilisé cette source homogène. Au cours des changements dans le programme initial des collèges de plein exercice, qui ont eu lieu au cours du XVIIIe siècle, le français est devenu d’une part objet d’enseignement, de l’autre langue d’enseignement. Il nous paraît étrange qu’au milieu du XVIIe siècle, aux débuts de l’absolutisme de Louis XIV et de la coopération de celui-ci avec les jésuites dans le domaine de l’éducation dans les collèges, la langue française, langue des actes juridiques, de la cour et la ville[23], fut exclue du programme scolaire. L’entrée du français dans les collèges ne date que de la fin du règne de Louis XIV. La clientèle principale des collèges était l’élite bureaucratique, les robins (noblesse de robe). Ni Brunot ni Brockliss ne tentent d’expliquer ce phénomène. C’est le sociologue Émile Durkheim qui expliue d’une manière excellente les raisons de l’exclusion de la langue française et de sa littérature de l’éducation d’une élite d’État (Durkheim 1938: chap. 2.5).
[23] Sur cette formule, utilisée par exemple par Boileau, voir E. Auerbach (1951).
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Malgré ce phénomène remarquable à l’apogée de l’absolutisme français, il n’était pas possible de maintenir totalement la langue moderne extra muros du lieu de l’enseignement humaniste. Brockliss constate que la première entrée du français n’eut pas lieu dans l’enseignement des trois classes inférieures desquelles était constitué le collège humaniste, mais dans l’enseignement de la classe de philosophie, plus précisément en tant que langue de l’enseignement des mathématiques. Au XIIIe siècle, le quadrivium céda la place à la lecture des livres philosophiques d’Aristote, mais ceux-ci ne comprenaient pas les mathématiques. La restructuration des collèges au temps de l’absolutisme de Louis XIV ne fit que perpétuer ce résultat de l’enseignement scolastique. Les ‘Nouveaux éléments de géométrie’ d’Antoine Arnauld étaient un texte extra muros des collèges. Vers 1700 environ, dans le cadre d’une réception élargie du cartésianisme en France, cette discipline ni humaniste ni scolastique trouva un début d’accès aux classes de philosophie, ne fût-ce que pour réfuter le cartésianisme. Il n’était possible de comprendre Descartes qu’à l’aide de connaissances mathématiques.[24] Le latin classique, enseigné d’après une finalité érasmienne, n’était pas propre à l’enseignement des mathématiques cartésiennes. La réception de la physique newtonienne vers le milieu du XVIIIe siècle en France et son entrée dans la classe de philosophie fit que dès lors, le français ne fonctionnait plus seulement comme langue de l’enseignement des mathématiques, mais aussi comme langue de cette nouvelle physique si différente de la physique aristotélicienne. Les élèves, formés dans les classes humanistes à maîtriser parfaitement le discours latin, ne disposaient pas de connaissances mathématiques. Il fallut faire une large place à l’enseignement des mathématiques. Ceci changea profondément la topographie des disciplines philosophiques. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, les mathématiques occupaient toute la première moitié de la deuxième année de la classe de philosophie, la physique étant enseignée pendant la deuxième moitié. C’est surtout la métaphysique qui dut chercher une nouvelle place. Elle ‘tomba’ dans la première année. Ceci n’avait pas seulement un aspect quantitatif. D’un point de vue qualitatif, la nouveauté résidait dans la différence essentielle entre la physique mathématique de Newton et la physique d’Aristote: la physique de Newton était en effet une physique sans lien avec la métaphysique. Ainsi la métaphysique, discipline principale de la philosophie aristotélicienne, se retrouva dans le même groupe que la logique et la morale. La situation était telle que les disciplines de la première année restaient aristotéliciennes. La Grammaire générale, rationaliste et en ce sens moderne, ne trouva pas sa place en première année, ce qui aurait été son lieu ‘naturel’, si jamais cette année était devenue ‘moderne’ également.
[24] Voir Brockliss (1987: 193).
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Les trois disciplines de la première année restées aristotéliciennes continuèrent à être enseignées en latin jusqu’en 1789.
C’est ainsi qu’une nouvelle conjoncture s’établit dans l’enseignement institutionnalisé au cours du XVIIIe siècle. La classe de philosophie se divisa en un groupe de disciplines ‘anciennes’, c’est-à-dire celles traitant de l’esprit humain à la manière aristotélicienne, et un groupe de disciplines ‘modernes’, les mathématiques et la physique. On retrouvera une conjoncture similaire dans les lycées de Napoléon, instaurés à la suite du Concordat de 1802 et unifiés sous la forme de la corporation d’État qu’a été l’Université impériale de 1809. On parlera alors de la bifurcation entre sciences et lettres.
Les disciplines du plan Condorcet et de l’École normale sont, elles aussi, réparties en deux grandes groupes, cette fois-ci en disciplines mathématico-physiques et sciences naturelles non mathématiques d’une part, et en sciences humaines de l’autre. Mais cette répartition n’est pas due à une scission entre ‘anciens’ et ‘modernes’. Bien au contraire, cette fois-ci les disciplines ‘anciennes’ que sont la logique, l’éthique et la métaphysique aristotéliciennes, sont envoyées extra muros du nouveau système d’enseignement. La même chose vaut pour l’humanisme pédagogique des trois classes inférieures du collège. Le nouveau système des disciplines est entièrement réaliste, encyclopédiste, et en ce sens moderne.[25] La ‘bifurcation’ dans les collèges de plein exercice à la fin de l’Ancien Régime et le partage entre sciences naturelles et sciences humaines dans l’encyclopédisme du temps de la Révolution ne sont pas la même chose. En plus, dans l’encyclopédisme pédagogique, tout l’enseignement était en français. La méthode de la dictée fut remplacée par une méthode permettant la réflexion.
Quand Destutt de Tracy rédigea ses ‘Eléments d’idéologie’ (Tracy 1802-1815), il eut l’intention d’écrire des livres pour l’enseignement dans les Écoles centrales, c’est-à-dire des livres élémentaires pour l’enseignement scientifique secondaire. Les Écoles centrales, créées comme l’École normale en 1795, remplaçèrent les collèges de l’Ancien Régime et concrétisèrent ce que Condorcet avait eut l’intention de réaliser avec les instituts. Les livres élémentaires de Tracy comportaient des éléments d’une nouvelle métaphysique non aristotélicienne (‘Idéologie proprement dite’, 1802), de Grammaire générale (‘Grammaire’, 1803), de logique (‘Logique’, 1805) et de morale (‘Traité de la volonté et de ses effets’, 1815). Tracy, un exemple parmi d’autres du courant des idéologues, ne créa pas d’autre ‘bifurcation’ entre les sciences et lettres où les unes seraient ‘modernes’ (sans métaphysique), les autres ‘anciennes’ (avec métaphysique à l’ancienne), mais des éléments pour une seule et
[25] Comme on a pu voir plus haut dans le plan Condorcet, cette modernité n’exclut pas les langues anciennes, mais elle leur donne une autre fonction. Les langues anciennes passent du statut de propédeutique à celui d’une discipline de l’enseignement supérieur.
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unique philosophie ‘moderne’. L’ensemble des disciplines philosophiques se débarrasserait de la métaphysique traditionnelle (comme Newton s’était débarrassé des explications métaphysiques en physique).
Cette métaphysique traditionnelle liait la ‘vieille’ philosophie à une théologie gardienne de dogmes. Jadis, au XIIIe siècle, cette union avait surtout été l’œuvre de Saint Thomas. Il est bien connu qu’ainsi, la philosophie aristotélicienne obtint une place légitime dans l’ensemble de la pensée chrétienne. Au temps de l’absolutisme, Saint Thomas était l’autorité des jésuites (Ratio 1997: 76). S’il était possible pour un catholique de discuter d’une physique non-métaphysique, il lui était absolument impossible d’accepter des sciences de l’homme non soumises à la métaphysique aristotélico-chrétienne. Parmi les sujets de la métaphysique, on trouve celui de l’esprit humain (l’âme rationnelle). C’était par l’intermédiaire de celui-ci que l’homme était lié à Dieu. Exclure la métaphysique traditionnelle, c’était exclure Dieu de la science. Les idéologues, et d’autres avant eux, coupèrent le lien qui liait l’homme à la transcendence. L’‘esprit’ des idéologues est un autre ‘esprit’ que celui de l’Église catholique.
Dans les classes humanistes des collèges, le francais occupa également une place de plus en plus importante tout au long du XVIIIe siècle. On sait qu’à la fin du premier tiers du XVIIIe siècle, Charles Rollin présenta le plan d’une réforme des collèges (Rollin 1726-28). Quatorze ans plus tôt, il fut écarté de sa fonction de principal du Collège de Beauvais à cause de son jansénisme. Mais ce projet de réforme n’eut pas de suites dans la pratique. Brockliss constate qu’il n’était qu’„a blue-print for the future“ (Brockliss 1987: 119).
Au temps de Rollin, la pratique dans les classes humanistes était d’introduire peu à peu le français. Un exemple est la pratique des traductions didactiques ou de la mémorisation parallèle des paradigmes de la déclinaison et de la conjugaison latines et françaises. Rollin en revanche fit le projet de placer le français et le latin sur un pied d’égalité. Ceci veut dire que la langue française serait enseignée certes comme matière autonome à côté du latin, mais avec la même finalité rhétorique. C’étaient surtout les jésuites, qui, ayant déjà combattu avec succès le français au XVIIe siècle, bloquaient l’institutionnalisation d’un enseignement du français autonome également au XVIIIe siècle. Ce n’est que pendant le dernier tiers du XVIIIe siècle, après l’expulsion des jésuites (1762) par le parlement gallican de Paris, que le français devint l’objet d’une matière d’enseignement autonome. Ferdinand Brunot ne fut pas à même de constater dans quelle mesure cet enseignement du français autonome avait réellement eu lieu (Brunot 1967: 106). Les sources auxquelles il avait accès étaient trop défectueuses sur ce point. Brockliss non plus ne peut donner de réponse définitive, mais il constate que vers la fin du XVIIIe siècle, dans les deux classes supérieures du collège humaniste que sont les classes
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d’humanités et de rhétorique, les élèves utilisaient plus ou moins le même nombre de textes dans l’enseignement du français et du latin. De même, ils composaient un nombre plus ou moins égal de harangues dans les deux langues. Brockliss remarque en particulier que depuis 1760 environ, les principes rhétoriques du français et du latin étaient enseignés presque exclusivement en français.
Dans les lycées de Napoléon on reprendra l’enseignement du français tel qu’il avait été dispensé dans les collèges du dernier tiers du XVIIIe siècle, après l’expulsion des jésuites. Ainsi, la restructuration en matière de langues est analogue à celle en matière de philosophie.
La pratique traditionnelle principale de l’enseignement dans les collèges était la dictée, mais on utilisait des livres dans les classes de grammaire. Brockliss constate qu’au cours du temps, trois livres de grammaire française furent en usage. Le premier était le Traité de la grammaire françoise de l’abbé François-Séraphin Regnier-Desmarais (1705), secrétaire de l’Académie française. Ce livre beaucoup trop volumineux, fonctionnant comme grammaire officielle de l’Académie, fut simplifié sous forme de plusieurs ‘Précis’ pour l’enseignement scolaire. Mais quelques extraits étaient dictés également. Du point de vue typologique, cette grammaire s’inscrit dans une très longue tradition des grammaires françaises: „[...] le cadre choisi est celui des grammaires latines courantes [...]“ (Chevalier 1994: 63). La première grammaire française scolaire renoue avec la grammaire latine du trivium humaniste.
La deuxième grammaire française utilisée dans les collèges humanistes était les Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise de Pierre Restaut, parue pour la première fois en 1730. Cette grammaire était d’une part destinée à l’enseignement scolaire, mais également à un public plus large. Elle aussi se tient au cadre des grammaires scolaires latines qui étaient des grammaires formelles, même si quelques aspects de la Grammaire générale se trouvent dans le texte. Elle répond à deux exigences en même temps, d’une part aux exigences d’un public extra muros des collèges, qui préfère le type de grammaires scientifique-philosophique, d’autre part à l’exigence de continuité humaniste intra muros des collèges. Le nombre d’éditions (121780) est une preuve du succès commercial de la grammaire de Restaut. Sa structure est relativement simple, elle est comparable à celle d’un catéchisme composé de questions et de réponses ce qui rendait certainement l’enseignement de cette matière un peu moins sec. Je souligne que les grammaires scolaires s’adressaient aux enfants.
La troisième grammaire utilisée dans l’enseignement des collèges avait pour titre Principes généraux et particuliers de la langue françoise. Elle était une réédition de la Grammaire françoise de Noël François de Wailly (Wailly 1754). Comme Restaut, de Wailly tendait à une
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synthèse entre le type des grammaires latines formelles et les ‘principes’ des Grammaires générales qui circulaient extra muros des collèges. Mais, comme chez Restaut, l’œuvre de Wailly restait une grammaire présupposant des liens intimes entre l’enseignement du français et du latin. En 1795, de Wailly, alors très âgé, sera élève à l’École normale. Il prendra part aux débats dans le cours de l’abbé Sicard.
Les contributions grammaticales à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ainsi que d’autres écrits de Du Marsais et de Beauzée, restèrent extra muros des collèges. Du Marsais dirigeait un pensionnat où des enfants de parents très aisés étaient éduqués d’après un programme qui n’était pas toujours tout à fait identique au programme des collèges et où, différence majeure, l’enseignement du français était plus renforcé que dans les collèges. Pendant quelques années seulement, Nicolas Beauzée fut professeur à l’École royale militaire, lieu d’éducation de fils d’officiers morts pour le roi. Le programme de cette école n’était pas humaniste. On ne se préparait pas aux fonctions d’officier militaire en apprenant à écrire des harangues latines.
Les grammaires utilisées dans les lycées de l’Université impériale de Napoléon sont toutes du même type que celles utilisées dans les collèges au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle (Chevalier 1994: 73).
Malgré leur titre, qui indique une affinité avec la Grammaire générale (le mot-clé est ‘principes’), les grammaires de Restaut et de Wailly restent des adaptations de la grammaire française au type des grammaires latines formelles. La finalité de l’enseignement du français pratiqué dans les collèges du dernier tiers du XVIIIe siècle était celle à laquelle Rollin aspirait au cours du premier tiers du siècle déjà et qui était rhétorique. Ces grammaires fonctionnaient à l’intérieur du système des humanités. L’enseignement du français y fut inclus. Ces grammaires ne font pas partie du domaine de la philosophie ou science. Elles ne fonctionnent qu’à l’intérieur de l’enseignement humaniste, mais pas dans le cadre d’un enseignement réaliste.
Au cours du XVIIIe siècle, il y eut deux philosophies: l’une scolaire, de longue tradition et qui faisait suite aux humanités dans les collèges; l’autre était celle des ‘philosophes’ du XVIIIe siècle et incluait la Grammaire générale. Dans l’article ‘Collège’ de l’Encyclopédie, le mathématicien et co-éditeur de l’Encyclopédie, Jean Le Rond d’Alembert, emploie le mot-clé qui nous permet de bien saisir la différence entre les deux philosophies en ce qui concerne l’enseignement des langues: c’est le mot ‘entendre’:
„Il me semble qu’il ne seroit pas impossible de donner une autre forme à l’éducation du collège: pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte? Je suis bien éloigné de désapprouver l’étude d’une langue dans laquelle les Horaces et les Tacites ont écrit; cette
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étude est absolument nécessaire pour connoître leurs admirables ouvrages: mais je crois qu’on devroit se borner à les entendre, et que le tems qu’on employe à composer en latin est un temps perdu. Ce tems seroit bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la parler très-mal. Une bonne grammaire françoise seroit tout-à-la-fois une excellente Logique, et une excellente Métaphysique, et vaudroit bien les rhapsodies qu’on lui substitue.“ (Encyclopédie vol. 3, 1753: 636).
Ainsi, l’Encyclopédie annonce déjà le programme d’un enseignement réaliste. Au siècle des Lumières, ce réalisme philosophique met l’accent d’une part sur la compréhension des textes anciens, de l’autre sur une maîtrise philosophique de la langue française. Pour atteindre ce but, il faut considérer les principes de la langue française, égaux aux principes de tout discours. C’est la mort du trivium humaniste et de sa finalité rhétorique.
À ses débuts de mathématicien, Condorcet fut formé sous le patronage de d’Alembert. Plus tard, il donna une forme concrète au programme de cet encyclopédiste. L’École normale et les Écoles centrales de la Révolution en furent une réalisation partielle. Mais ces deux types d’écoles ne présentaient pas des institutionnalisations de l’encyclopédisme au sens plein du mot (Eisenstadt 1968). Elles ne connurent pas de véritable continuité au centre de la société, elles n’existèrent en effet que trop peu de temps. C’est pourquoi il faudrait plutôt parler d’une proto-institutionnalisation de l’encyclopédisme en France pendant une certaine période de la Révolution.
L’éducation secondaire en France pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle sera marquée par le retour du trivium. Après l’‘intervalle’ révolutionnaire, la rhétorique continuera de jouer un rôle-clé dans l’éducation des élites. La grammaire restera une matière sans prestige. Il n’y aura pas de lieu institutionnel pour une linguistique scientifique. Il n’y aura pas non plus de niveau supérieur à l’Université impériale ou à l’Université de France, comme elle s’appellera après Napoléon. Un niveau supérieur aurait succédé aux lycées de Condorcet, quatrième niveau de son système.
Dans l’Europe entière de cette époque, ce n’est qu’en Prusse qu’un niveau supérieur vit le jour. Équivalent fonctionnel des lycées de Condorcet, il portait le nom de ‘philosophische Fakultäten’. Mais, bien sûr, celui-ci était issu d’un contexte historique différent de celui de la France.
6. Pour finir: quod est scientia?
Tout au début du cours de philosophie les professeurs de la classe de philosophie de l’Ancien Régime traitaient de la question quod est scientia? (Brockliss 1987: 2). Ils donnaient la réponse aristotélicienne: scientia et philosophia sont la même chose.
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La philosophia se distingue essentiellement des artes (Graeser 1983: 195). C’est pourquoi les classes ‘triviales’ ou d’humanités étaient absolument séparées de la classe de philosophie. La science aristotélicienne prouve la vérité, absolue en dernière instance, par voie de déductions formelles ou nécessaires de conséquences à partir de raisons ou principes souvent localisées dans la métaphysique. La logique formelle (syllogistique) est la méthode scientifique par excellence. Elle est l’outil (organon) de la science ou philosophie. Dans le cursus philosophique, elle est enseignée avant les autres disciplines philosophiques. Dans ce sens, elle est la première des disciplines philosophiques.
La preuve logique se produit dans la pensée pure, la ratio des philosophes. En revanche, les artes, y compris celles du trivium,[26] ne disposent que de connaissances empiriques qui se présentent comme des règles pratiques. Leurs vérités ne sont pas absolues mais probables. Les grammaires ‘triviales’ ou formelles, celles qu’on utilise dans les artes, sont des grammaires de règles établies empiriquement. On ne pose pas de questions sur les causae ou raisons ou principes. De même, la logique ou art de l’argumentation rhétorique, appelée ‘dialectique’ dans la tradition aristotélicienne, ne vise des vérités absolues, mais seulement des probabilités (Graeser 1983: 255-65). Puisque l’ordre des disciplines aristotélicien ou bien classique est un ordre anthropomorphe, se rapportant aux facultés humaines, le lieu de la science ou philosophie est la ratio; le lieu des artes, lui, est la memoria.[27] Ces deux entités, la ratio et la memoria ou bien la scientia et les artes sont ordonnés de façon absolument hiérarchique. L’esprit (logos) a sa place au-dessus de la matière, il n’est pas ‘souillé’ par la matière, la science n’a rien à faire avec les arts, le penseur n’a rien à faire avec l’artisan ou l’‘artien’. Les enfants en âge scolaire de Condorcet en revanche, comme les enfants que mentionne l’abbé Sicard, disposent de facultés parallèles, non hiérarchisées et en ce sens-ci ‘égalitaires’:
„Peut-être une classification philosophique des sciences n’eût été dans l’application qu’embarrassante, et presque impraticable. En effet, prendrait-on pour base les diverses facultés de l’esprit? Mais l’étude de chaque science les met toutes en activité, et contribue à les développer, à les perfectionner. Nous les exerçons même toutes à la fois presque dans chacune des opérations intellectuelles. Comment attribuerez-vous telle partie des connaissances humaines à la mémoire, à l’imagination, à la raison si, lorsque vous demandez, par exemple, à un enfant de démontrer sur une planche une proposition de géométrie, il ne peut y parvenir sans employer à la fois sa mémoire, son imagination et sa raison?“ (Condorcet 1792: 197)
Condorcet continue cette critique de la hiérarchie des disciplines et des facultés traditionnelles en démontrant combien il est déraisonnable de distribuer les disciplines en sciences de la historia d’une part, sciences de la philosophia de l’autre:
[26] Du point de vue de la philosophie des sciences, les artes des artisans comptent parmi les artes en général. Ce sont des raisons sociologiques qui font que l’artisanat est séparé des artes liberales.
[27] Je saute la troisième des facultés aristotéliciennes, l’imagination, siège de la poésie. On trouve la théorie des facultés dans l’écrit d’Aristote sur l’âme (De anima) (Aristoteles 1979).
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„Vous mettrez sans doute la connaissance des faits dans la classe que vous affectez à la mémoire; vous placerez donc l’histoire naturelle à côté de celle des nations, l’étude des arts auprès de celle des langues; vous les séparerez de la chimie, de la politique, de la physique, de l’analyse métaphysique, sciences auxquelles ces connaissances de faits sont liées, et par la nature des choses, et par la méthode même de les traiter.“ (Condorcet 1792: 197)
Dans le système de Condorcet et par analogie dans celui de l’École normale et des Écoles centrales, les disciplines sont distribuées de telle manière que l’éducation scientifique générale (ratio, philosophia, scientia) peut former un ensemble intégré avec l’enseignement primaire d’une part, avec l’enseignement spécial de l’autre (memoria, historia, artes). Chez Condorcet, l’enseignement spécial est différencié en deux groupes, un enseignement spécial-général pour les grands groupes de métiers, et un enseignement spécial tout court où l’on acquiert des connaissances pratiques pour des métiers très précis. Des exemples seraient les métiers médicaux, ou encore les métiers de l’enseignement.
La voie vers l’intégration de la ratio et de la memoria passe par un procédé de classification à la fois méthodique et objectif. L’article ‘méthode’ de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Encyclopédie vol. 10, 1765: 445-46), publié en 1765, dit que le mot ‘méthode’ a une sémantique multiple. La ‘méthode’ au singulier est la méthode philosophique telle qu’elle a été fixée par Descartes, les ‘méthodes’ au pluriel sont des manières d’enseigner, surtout les langues. L’article donne en plus une signification mathématique, et enfin la signification ‘classification d’après les différences et les identités objectives’. L’exemple de première importance est celui de la botanique de Linné. En fait, celle-ci, appliquée aux disciplines, n’est plus une classification anthropomorphe d’après les facultés et leur hiérarchie, mais une classification d’après des marques objectives, annonçant le XIXe siècle, où la hiérarchie des disciplines va disparaître complètement (Hültenschmidt 2003). Pour continuer sur la ligne de mes observations sur l’ordre des disciplines chez Condorcet et à l’École normale, il serait d’un grand intérêt d’étudier non seulement les Écoles centrales, mais aussi l’Encyclopédie réorganisée qu’a été l’Encyclopédie méthodique publiée par l’éditeur Pankoucke entre 1787 et 1827. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert utilise encore la classification anthropomorphe. Elle n’est justement pas une ‘Encyclopédie méthodique’ qui appliquerait la classification objective.
Pour la Législative, Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, esquissa un système d’enseignement et de sciences philosophico-réaliste tout-à-fait nouveau pour son époque. La Grammaire générale, science du discours (français) y trouva sa place. Cette discipline qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’existait qu’extra muros de l’enseignement institutionnalisé, trouva une place intra muros à l’École normale de l’an III, réalisation
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partielle du plan Condorcet. Elle n’y eut qu’une très brève existence, mais elle continua à être enseignée dans les Écoles centrales jusqu’en 1802.
La différence entre la grammaire formelle du cursus d’humanités dans les Collèges de l’Ancien Régime et la Grammaire générale encyclopédiste et réaliste était une différence absolue où les uns ont fait appel à la mémoire, les autres à la raison ou compréhension rationnelle. L’une était un art dans le cadre du trivium artien, l’autre une science philosophique. Le fait que l’une des deux avait sa place intra muros, l’autre extra muros de l’enseignement institutionnalisé était dû aux formes du régime d’État et de leurs légitimations. Au temps du régime absolutiste, quand les écoles étaient entre les mains du clergé, la grammaire formelle du trivium était institutionnalisée. Au temps du républicanisme, qui ne tirait pas sa légitimité de la foi chrétienne, c’est la grammaire de la raison qui était institutionnalisée. Le souverain de l’Ancien Régime recevait sa légitimité de Dieu. Il était l’‘oint du Seigneur’, comme disait la formule de couronnement. Le souverain de la République était le peuple qui tirait sa légitimité de sa propre raison.[28] Le développement mathématique principal de Condorcet est sa ‘mathématique sociale’ (Granger 1989), un calcul statistique fondé sur la conviction que le peuple entier serait le ‘siège’ de la raison et que les représentants du peuple à la Législative devraient ainsi recevoir des renseignements statistiques. La raison statistique n’est pas la raison absolue de la ratio séparée de la memoria. C’est une raison empirique ou historique et ainsi probabiliste.
Je terminerai avec une remarque qui concerne la philosophie des sciences. La Grammaire générale n’est évidemment pas une discipline aristotélicienne, mais dans un sens trés précis, elle n’est pas une science moderne non plus. Comme la science ou philosophie aristotélicienne, elle fait partie d’un monde dans lequel on trouve ‘la vérité’ scientifique grâce à des rapports internes d’un système de pensée. D’une part, ce système de pensée est un système clos, de l’autre, il n’a pas de lien avec le monde empirique.[29] Il existe une différence fondamentale entre vérité absolue et vérité probable. Même l’auteur de la ‘mathématique sociale’ pense en ces termes.
Condorcet est convaincu que le système encyclopédiste des disciplines fixé dans son plan d’éducation représente la totalité de la science et des arts. Les instituts et l’École normale en représentent les éléments. C’est, malgré tout, un monde clos, même si la classification est objective au lieu d’anthropomorphe, même si l’ordre des disciplines est ‘égalitaire’ (horizontal) au lieu de ‘hiérarchique’ (vertical). Le philosophe des sciences Alfons Diemer appelle ce type de science qui identifie science et philosophie, la ‘science classique’. Il s’agit
[28] Voir Eisenstadt (1978) sur le rapport entre formes de régime et formes de religion.
[29] Les convictions qui forment le fondement de cette notion de science sont étudiées dans Wolfgang Röd (1992).
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d’une notion de science acceptée depuis l’Antiquité classique jusqu’à la fin du premier tiers du XIXe siècle (Diemer 1968).[30] Vers 1830, cette notion de science millénaire disparaît. Elle est remplacée par une notion de science qui identifie science et recherche et qui fait éclater en miettes l’ancienne idée d’un système clos garantissant ‘la vérité’. La recherche ne connaît plus de vérités absolues. Ce changement est si abrupt que l’ancienne notion disparaît totalement du ‘monde’ des idées acceptées. Dès lors, la science philosophique est une non-science. Le destin de la Grammaire générale en tant que grammaire scientifique ou philosophique est lié au destin de la science philosophique en général.
L’enseignement institutionnalisé de cette langue ni ‘morte’ ni ‘étrangère’ qu’est le français en France a commencé au XVIIIe siècle. Il a fait partie d’une pluralité de conjonctures scientifiques et politiques. La finalité du ‘discours vrai’, caractéristique du temps de la Révolution et mettant pour la première fois en pratique politique une grammaire scientifique, n’a été qu’une finalité parmi d’autres réalisées depuis le début du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours.
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[30] Cette ‘science classique’ n’a rien à faire avec l’‘épistémè classique’ de Michel Foucault (Foucault 1966) qui ne concerne que le XVIIe et XVIIIe siècles.
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