Sermain
Jean-Paul Sermain (Paris) |
L’enseignement des belles-lettres dans les Écoles centrales : la Révolution sans l’idéologie ?
En 1996, Brigitte Schlieben-Lange faisait paraître chez Mardaga Idéologie, révolution et uniformité de la langue[1]. C’était pour elle l’occasion de réunir, de synthétiser et d’approfondir, les chapitres d’une recherche engagée plus de vingt ans plus tôt, de réfléchir à nouveaux frais dans une perspective d’ensemble pour un public français peu curieux ou peu capable de lire ses travaux en langue allemande. Le titre invitait à saisir le rôle joué dans la pensée du groupe des idéologues et dans leur action par leur conception de la langue : en établissant et en favorisant ce qui en elle assure son uniformité, ils disposent d’une méthode d’analyse des phénomènes sociaux et de la production des savoirs et ils entendent tracer la voie d’une transformation politique. Ilona Pabst et Jochen Hafner, alors « assistants » de B. Schlieben-Lange et travaillant étroitement avec elle sur plusieurs projets, ont organisé à sa mémoire un colloque au printemps 2001 portant sur « Idéologie, Grammaire générale, Écoles centrales ». Ma contribution se situe à la marge des travaux de Brigitte Schlieben-Lange et de son équipe, en prenant pour objet l’un des enseignements organisés par les Écoles centrales, celui des belles-lettres. Est-il lui aussi entraîné par une révolution ? Et quel rôle y joue l’idéologie[2] ?
Si l’on mesure une matière d’enseignement à la place que lui assigne l’institution, le cours de belles-lettres est bien d’inspiration idéologique par la marginalisation et la restriction qu’elle subit[3]. Assure bien la transmission de ce projet politique le « programme de l’école centrale du département des Vosges (an 4) »[4] : « [Les citoyens] verront que la nouvelle forme d’enseignement n’est pas bornée, comme la précédente l’était, à l’étude des langues anciennes et des belles-lettres, mais qu’elle renferme les éléments de presque toutes les sciences et de tous les arts utiles, dont les élèves seront instruits par degrés et selon leur âge ; de sorte qu’après en avoir suivi les différentes cours, ils auront une aptitude générale à tous les
[1] B. Schlieben-Lange, Idéologie, révolution et uniformité de la langue, Sprimont, Mardaga, 1996.
[2] J’ai eu la chance de profiter du soutien de B. Schlieben-Lange, de J. Hafner et d’I. Pabst lors du colloque de Saarbrücken de septembre 1998 (publié par E. Négrel et J.-P. Sermain, Une expérience rhétorique. L’éloquence de la Révolution, Oxford, SVEC 2002 : 02) et je dois à ces deux derniers une belle contribution à la journée d’études sur Fontanier de juin 1999 (« Pierre Fontanier et les écoles centrales » dans F. Douay et J.-P. Sermain, Pierre Emile Fontanier et la rhétorique de la Révolution à la Restauration, aux Presses universitaires de l’université de Laval (Canada), 2007, p. 159-187).
[3] Voir T. Hordé et C. Désirat, « Les écoles centrales, une liquidation de la rhétorique ? », Littératures 18, 1975, p. 31-50.
[4] Je remercie vivement Ilona Pabst qui a mis à ma disposition la série de documents qu’elle avait réunie concernant l’enseignement des belles-lettres et qu’elle m’a généreusement permis d’utiliser ici.
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emplois ». Selon ce même programme, on apprenait auparavant à parler avant l’étude des choses, que l’on réduisait aux « diverses opinions de philosophes, parmi lesquelles il fallait en adopter une sur chaque question ». Désormais l’étude des connaissances précédera la formation de l’expression. Désigné sous le terme nouveau et restrictif de belles-lettres, l’enseignement traditionnellement lettré prétendait vainement fournir la connaissance des choses qui procédait, selon le modèle humaniste, des grands textes antiques. Cet enseignement égaré a subi une cure d’amaigrissement, qui tient plutôt d’une réduction a minima : ce qui servait de médiateur à l’ensemble des savoirs et des compétences, ou presque, devient étroitement spécialisé et est amputé dans sa durée, puisqu’il n’intervient que dans les deux dernières années du nouveau cursus, et encore est-il alors complété par le cours d’histoire et encadré par le cours de Grammaire générale. Voilà ce qui reste des anciennes humanités (avec un apprentissage expéditif des langues anciennes les deux premières années). Étai des belles-lettres, l’histoire répond au programme idéologique par son caractère « philosophique ». Comme l’expose le citoyen Guffroy-Vanghelle le premier brumaire an 7[5], « [l]e cours d’histoire, en développant les mœurs, les usages, les lois et les gouvernements des peuples ; en exposant les abus, les excès et les ravages du despotisme et de la superstition ; en transportant les élèves au milieu des célèbres Républiques de Sparte, d’Athènes et de Rome, en mettant sous les yeux les actions éclatantes des grands hommes et des héros, nous fait connaître les institutions que nous devons adopter ou rejeter ; nous inspire une haine profonde pour le fanatisme et la tyrannie ; nous propose mille exemples de vertus à imiter ». Plus que complément, la Grammaire générale est au centre même du programme des idéologues, elle fond la grammaire et la logique de l’ancien trivium et retire à la rhétorique ce qu’elle pouvait emprunter à ces deux disciplines : c’est la « théorie du raisonnement et du langage ».
À côté de la Grammaire générale et de l’histoire, les belles-lettres se voient assignées un espace étriqué, et en contrepartie reconnue une spécificité, marquée par ce nouveau titre, et dont le coût est élevé. La réduction de son enseignement s’appuie sur une restriction de sa conception et un amoindrissement de sa valeur : délestée de toute prétention à la vérité et de toute responsabilité, elle est condamnée à la légèreté de l’agrément et au jeu des formes séduisantes. Selon le même Guffroy-Vanghelle, elle fournit un « délassement agréable », elle apprend à répandre « les ornements convenables », les « formes les plus élégantes et préside à l’heureuse distribution et à la décoration de toutes les parties. La grammaire générale parle à la raison et au jugement par la vérité et la fidélité de ses tableaux ; les belles lettres parlent à l’esprit et au cœur par la richesse et la variété des figures, par la délicatesse et l’énergie des
[5] Discours prononcé par le citoyen Guffroy-Vanghelle, professeur de belles-lettres à l’école centrale du Département du nord, le 1er Brumaire, an 7 de la République, pour la rentrée des cours , p. 9.
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sentiments. C’est par elle que le goût se forme à la vue des chefs d’œuvres en tout genre que les plus grands orateurs et les plus distingués on laissé à notre admiration »[6]. Guffroy-Vanghelle se fait ainsi l’écho d’une conception assez répandue chez les idéologues (entendus ici dans un sens assez large), de l’activité littéraire émanant d’une faculté autonome, le goût, et reléguée dans les moments de loisir, de repos, de fête. La fonction civique qu’elle pouvait remplir est attribuée à l’histoire, sa fonction intellectuelle à la Grammaire générale. La restriction que G. Genette a cru voir dans l’histoire de la rhétorique (et dont on trouve une trace chez un des enseignants des Écoles centrales, qui, faute de temps, se limite à la seule élocution, celui de l’Yonne) vaudrait plus exactement pour la matière « belles lettres » dans le système des Écoles centrales[7].
Si l’on considère non plus le cadre institutionnel et le petit territoire occupé par la discipline, mais son contenu, la volonté idéologique semble avoir rencontré des obstacles et s’être heurtée au fait que la plupart des enseignants de la nouvelle discipline avaient déjà enseigné l’ancienne. Comme le dit crûment le « Programme du jury d’instruction publique pour l’ouverture de l’Ecole Centrale du département de la Haute-Marne » (an 5), « Le professeur de Belles-Lettres sera, dans l’Ecole Centrale, ce qu’était dans nos collèges le Professeur de Rhétorique. Les règles de l’Eloquence et les lois de la Poésie seront également de son ressort ». De façon plus large, on dispose, pour se faire une image même approximative de ce qui a été enseigné dans les Écoles centrales, ou du moins de ce qui, dans cet enseignement, pouvait figurer dans des discours programmes adressés aux autorités de tutelle, d’un fonds d’archives que I. Pabst et J. Hafner m’ont fort aimablement signalé et même invité à explorer. Il s’agit des réponses à une enquête du ministère public de l’an 7, réitérant une demande antérieure restée sans effets. Voici le questionnaire reçu par les enseignants des belles-lettres :
1- Quel est le nom du professeur, son âge, la chaire qu’il occupe et depuis quand ?
2- A-t-il été auparavant instituteur public ? combien de temps ? qu’enseignait-il ?
3- A-t-il été instituteur particulier ? combien de temps ? qu’enseignait-il ?
4- A-t-il envoyé des cahiers au ministère de l’intérieur ?
5- A-t-il publié des ouvrages ? quels sont-ils ?
6- suit-il dans son cours quelque ouvrage imprimé ? quel est-il?
7- combien de temps dure son cours ? combien de leçons donne-t-il par décade?
8- Si son cours dure plus d’une année, comment arrange-t-il les études des nouveaux arrivants avec celles des élèves qui sont les plus avancés ?
9- combien son cours a-t-il compté d’élèves en l’an 5 ?
10- en l’an 6 ?[8]
[6] Ibid.
[7] Voir G. Genette, Introduction à Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris Flammarion 1968 et « La rhétorique restreinte », Figures III, Paris, le Seuil, 1972, p. 21-40 (paru d’abord dans Communications 16 en 1970).
[8] Archives nationales, carton belles-lettres, F 17 1344 4 (texte de l’an VII).
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J’ai exposé en détail les résultats de cette enquête dans une contribution au volume Fontanier[9]. Les différents programmes départementaux comme les réponses à l’enquête du ministère de l’Intérieur de l’an 7 – elles sont au nombre de 64 et environ une vingtaine comporte des cahiers de cours, souvent imprimés –, permettent de mesurer que le professeur de la Haute Marne précédemment cité suit une tendance générale : l’enseignement sur deux ans permet de consacrer une année à l’éloquence et aux règles rhétoriques, une seconde aux genres poétiques. La seconde est plus tournée vers la formation du goût et une initiation aux grands textes, la première apprend davantage à transmettre ses idées et à convaincre. Leçons de lecture, certes organisées sur des exercices d’analyse et d’imitations, d’un côté ; entraînement à la formation des discours de l’autre. Cette division se retrouve parfois au sein de chacune des deux années, parfois elle est augmentée d’une étape propédeutique ou agrémentée d’un développement de philosophie esthétique ou d’un embryon d’histoire littéraire, mais elle reste décisive dans l’organisation et les contenus des cours : ils trouvent dans l’ancienne poétique et dans l’ancienne rhétorique les raisons de leur regroupement, leurs principaux éléments et les exercices qui les accompagnent.
Les belles-lettres reprennent-elles donc les disciplines traditionnelles, imperméables à l’esprit nouveau de l’idéologie, réfractaires et paresseuses ? Les réponses des enseignants, pour décrire leurs références ou le contenu de leurs cours, invoquent certes les sources antiques (Quintilien, Cicéron) mais surtout les ouvrages du 18e siècle, ceux de Batteux, de Marmontel, en particulier. Les professeurs connaissent donc bien les travaux contemporains dont se sont inspirés les idéologues et qui orienté leur choix de l’intitulé belles-lettres, alors semble substituable à celui de « littérature ». Batteux avait publié un Cours de belles lettres distribué par exercices (1747-48) qui sera intégré aux Principes de littérature (1753) ; Marmontel publie ces Eléments de littérature[10] en 1787. La Harpe, chargé des conférences à l’École normale sur les belles-lettres, avait avant la Révolution commencé un « cours de Littérature » qui sera publié à partir de l’an 7. Domairon avait fait paraître en 1784-85 ses Principes de littérature ; Dubois Fontanelle, lui aussi enseignant d’École centrale, rédige juste avant la Révolution son Cours de belles lettres. En 1800 Germaine de Staël entre en scène avec son essai De la littérature.
Les titres mêmes de ces ouvrages témoignent d’une recherche et d’une transformation des disciplines anciennes, mais qui sont encore assez diverses, voire contradictoires, pour rendre
[9] « Belles-lettres et rhétorique dans les Ecoles centrales de l’an VII », dans F. Douay et J.-P. Sermain, Pierre Emile Fontanier et la rhétorique de la Révolution à la Restauration, aux Presses universitaires de l’université de Laval (Canada), 2007, p. 189-205.
[10] Désormais accessibles dans la commode et utile édition de Sophie Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005.
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aléatoire toute simplification pédagogique[11]. La formation du goût et la culture de la sensibilité peuvent bien s’accommoder du respect de l’Antiquité et du siècle de Louis XIV, comme de l’apprentissage des formes poétiques et de la hiérarchie des genres : c’est à peu près l’option des idéologues. Mais au même moment elle était difficilement compatible avec les théories du génie et de l’inspiration créatrice, ou avec l’attention nationaliste ou historicisante, comme avec l’exigence rousseauiste de l’engagement personnel et citoyen de l’écrivain. Les enseignants connaissent à peu près les mêmes textes que les idéologues, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions.
Leurs réponses témoignent aussi d’une familiarité avec les travaux de Dumarsais (dont le fameux Traité des tropes, 1730), de Gabriel Girard (Synonymes français, 1736), Condillac (et son Cours d’études, 1775) et de Beauzée (en particulier ses contributions à l’Encyclopédie méthodique). Par rapport aux tâches qu’ils se fixent (grosso modo rhétorique et poétique), ils voient dans ces ouvrages plutôt des instruments d’une propédeutique, capables de compenser les lacunes d’un enseignement rendu chaotique par les événements. Dumarsais, Condillac, Beauzée ouvraient la voie à une transformation de la matière rhétorique conforme aux conceptions idéologiques : ils établissaient les opérations logiques sous-jacentes aux différents emplois figurés et tropiques, capables ensuite d’en alimenter une description philosophique, ils fondaient sur les lois de la formation de la pensée ou de l’exposition de ses inventions les règles de composition et de rédaction. Le prolongement de cette orientation idéologique de la rhétorique sera effectué par un professeur des Écoles centrales, mais qui y enseigne alors la Grammaire générale, Pierre Fontanier, avec son Traité des figures : il fonde son entreprise sur un critère simple (la substitution), divise sa matière selon des opérations logiques (là il n’innove pas) et propose une classification systématique des tropes et figures étayée sur une nomenclature plus explicite et plus précise. Il traite son objet en naturaliste. Il répond ainsi doublement au programme idéologique (qu’il maintient au moment où l’idéologie ne peut plus jouer aucun rôle dans l’organisation des institutions, des cursus ou des gouvernements) : il offre une description des phénomènes rhétoriques dont l’élève peut comprendre la raison, et il répond au vœu de cantonner les belles-lettres dans le domaine du loisir, du goût – à savourer le dimanche.
Une telle relecture selon une clef idéologique d’une partie de la rhétorique (à peu près ce qui relève de l’élocution) n’entre pas dans le programme des cours de belles-lettres des Écoles centrales telles qu’on peut les reconstituer, qui sont donc étrangères à toute restriction rhétorique. La bipartition entre rhétorique et poétique n’est pas seulement liée à la tradition,
[11] C’est ce qui est arrivé avec la linguistique injectée dans l’enseignement du français à partir des années 1970.
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elle recouvre une division entre deux visées ou deux perspectives que le partage pédagogique renforce sans l’expliquer : la poétique entre dans un art de lire, la rhétorique dans un art de dire. Ce que nous mettons aujourd’hui sous le terme de littérature et dans son enseignement est alors complètement redevable de la perspective poétique. Les professeurs de belles-lettres ignorent l’histoire littéraire. Ils introduisent tout au plus un ordre historique dans la mention des œuvres qui appartiennent aux différents genres ou distinguent les trois ou quatre sommets de l’occident littéraire (le dernier étant le règne de Louis XIV) : les œuvres s’imposent par une perfection toujours actuelle et dont on peut tirer les règles explicatives et descriptives de chaque genre. La vérité des œuvres comme la théorie échappent au temps. L’appartenance au passé des œuvres est accidentel, elle ne touche pas à leur essence, dont s’occupe le cours de poétique. En cela ces enseignants ignorent pour l’essentiel la révolution qu’entraînait le point de vue des Modernes de la fin du 17e et du début du 18e siècle : selon eux, le lecteur présent a droit de juger les œuvres passées en fonction de son propre goût (et donc de trouver Homère détestable), mais il peut aussi s’y intéresser comme témoignages du passé et de ses aspirations, comme reflet d’une civilisation révolue – intérêt qui n’était pas exactement du même ordre que celui pour les œuvres restées vivantes et qui aurait ouvert à une lecture archéologique des textes anciens (Chateaubriand et de Staël y voient au contraire un moyen de maintenir un lien avec le passé). Rien de cela ne passe chez nos professeurs des Écoles centrales.
Les règles qu’ils transmettent s’appliquent d’abord aux textes de l’Antiquité ou à la France du XVIIe siècle avec de timides incursions chez les philosophes du 18e siècle. Le roman est rarement accepté, ou le drame, les œuvres proches ou contemporaines n’existent pas ; la Révolution n’est jamais présente par sa littérature. Ce goût conservateur est celui qui s’affiche le plus souvent dans la presse révolutionnaire. En dehors des philosophes valant pour leurs idées correctes, les belles-lettres répondent donc bien au projet des idéologues d’initier à des beautés détachées de tout enjeu social et politique. La littérature est ainsi reléguée dans les marges de l’enseignement, de la vie intellectuelle et de l’actualité.
La partie rhétorique de l’enseignement (presque toujours distinguée comme telle), s’appuie aussi sur la tradition antique et sur ses adaptations du 18e siècle (en particulier avec les traités mentionnés et sollicités de Rollin, de Crevier, de Gibert, de Marmontel, de Blair). Toutefois, elle s’oppose à l’enseignement comme à la pratique des 17e et 18e siècles, et même à toute la tradition humaniste, en exaltant la dimension politique de l’éloquence et en donnant une place centrale au délibératif. Pour cela, nos professeurs se réfèrent au rôle révolutionnaire de la parole publique, évoquent les différentes fonctions qu’elle peut remplir dans l’état moderne,
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les genres particuliers dont elle est susceptible. Comme Joseph Droz dans son Essai sur l’art oratoire (1799), P. Guffroy-Vanghelle distingue tous les genres que les institutions nouvelles suscitent et qui exigent des compétences oratoires spécifiques : les discours relatifs à l’éloquence civile (adresses, pétitions, lettres, conversation), politique (motions, mandements, opinions, rapports, résolutions, décrets, proclamations, messages), militaire (harangues, mémoires, règlements, rapports, motion), diplomatique (conférences, traités, négociations, dépêches), judiciaire (plaidoyer, mémoires ou factums, consultations, rapports de procès, consultations, jugements), académique (dissertation, mémoires littéraires ou philosophiques, éloges, discours de réception, harangues, compliments) : autant de rhétoriques particulières qui doivent être inventées.
Alors qu’il se reculait dans le passé poétique, le cours de belles-lettres versant rhétorique mentionne et cite les « orateurs philosophes » pré-révolutionnaires, mais aussi le parlement anglais, Mirabeau très souvent, Danton parfois, Vergnaud, Bonaparte. Les réponses à l’enquête du ministère reproduisent des exercices, des discours ou des scènes théâtrales qui font participer dans des jeux de rôles les élèves à l’actualité politique, qui les font prendre parti, célébrer les héros orateurs, discuter de questions d’actualité. Dans la réponse du département de la Haute Vienne sont joints des exemplaires du journal de Poitiers où figurent les productions de certains élèves doués. Voici le sujet de la composition du 30 pluviose an 6 : « quelle est l’utilité des arbres de la liberté ? » ; dans le numéro 70 du même journal, l’élève Sautereau a prononcé le discours du lycée, « il s’était proposé la justice de notre cause contre les Anglais » ; dans le numéro 71 figure une poésie d’un élève de l’École centrale, une « épître à mon ami qui a atteint l’âge requis pour voter dans les assemblées primaires ». La référence au parlement anglais, qui permettra à Vuillemain de donner subrepticement à son cours sur le XVIIIe siècle un tour politique, sert, en temps de guerre, à mettre en valeur l’éloquence française : « […] nous comparerons aux belles discussions de nos assemblées législatives les débats du parlement anglais dont l’effet se borne presque toujours à de vains applaudissements et à des viles adulations »[12].
Quand La Harpe a été chargé par le gouvernement d’assurer à l’École normale les conférences de « belles-lettres », il commence par mentionner l’étendue de ce domaine, écarte le versant poétique de sa tâche et explique que l’urgence l’oblige à rappeler les ambitions et les devoirs de la grande éloquence, seule capable d’insuffler un esprit de liberté dans le régime républicain. La Harpe s’appuyait sur la bonne connaissance de l’Antiquité, qui nourrit les premiers livres de son Lycée ; il convoquait une explication de la Terreur voyant une
[12] E.M.F. Mathieu, dans la Marne. Ces quelques exemples sont repris de l’article déjà cité dans le volume Fontanier.
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raison de son emprise sur les consciences dans les changements opérés sur la langue et une autre dans l’incompétence ou le désengagement des esprits critiques : d’un côté des démagogues sollicitant les passions populaires et paralysant l’esprit par la déformation des termes désignant les réalités morales, sociales, religieuses ou politiques (une sorte de Newspeak orwellien avant la lettre), de l’autre des citoyens timorés n’ayant pas su tirer de l’éloquence tous ses pouvoirs, peut-être éloignés par l’orientation trop littéraire de l’enseignement rhétorique de l’Ancien Régime. Ce cours général de rhétorique n’a pas été suivi, loin s’en faut, par tous les professeurs des Écoles centrales, mais tous ceux qui entrent un peu dans le détail de leur enseignement, en partagent l’orientation générale : la rhétorique doit former à la parole des citoyens appelés dans les tribunes, les tribunaux et les différents lieux du nouveau régime[13].
La Harpe s’était démarqué de l’engagement politique des philosophes qui avaient dû prendre des voies obliques en sollicitant l’opinion publique pour qu’elle vienne faire pression sur le prince. Une telle pratique est désormais caduque, ou du moins secondaire par rapport à la nécessité d’agir directement et immédiatement dans l’espace politique : la Terreur ne laisse pas attendre. Germaine de Staël dans son essai De la littérature (publié en 1800) enregistre aussi ce qui sépare parole publique dans une monarchie absolue et dans un régime parlementaire. Mais si les nouveaux lieux et les nouvelles fins du discours politique viennent en partie assécher l’inspiration des écrivains, elle entend rétablir la littérature (dans le sens assez large qu’elle lui donne[14]) dans l’espace public, lui redonner les ambitions de l’Ancien Régime et même les étendre sous le régime de la liberté :
« La seule puissance littéraire qui fasse trembler toutes les autorités injustes, c’est l’éloquence généreuse, c’est la philosophie indépendante, qui juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines […] l’art d’écrire serait aussi une arme, la parole une action, si l’énergie de l’âme s’y peignait tout entière, si les sentiments s’élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait aussi attaquée par tout ce qui la condamne, l’indignation généreuse et la raison inflexible. »[15]
[13] Voir la thèse fondamentale de P. Brasart, L’éloquence révolutionnaire (1789-1794) : appréciation critqiue et statut littéraire d’un délibératif moderne (1789-1794), Tours, 1992 et son ouvrage, Paroles de la Révolution. Les assemblées parlementaires, 1789-1794, Paris, 1988. Voir aussi J.-C. Bonnet éd., La Carmagnole des Muses, Paris, 1988.
[14] Voilà la définition que donne G. de Staël de son objet (De la littérature, éd. G. Gengembre et J. Goldzink, Paris GF, 1991, p. 66) : « considérée dans son acception la plus étendue, c’est-à-dire renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées ». Le mot littérature qui ne s’appliquait qu’à la connaissance des textes finit par les désigner aussi, puisque l’activité intellectuelle qu’ils engagent supposent une réflexion et une attention critique, un dialogue continué avec ce qu’ils proposent et sont. Il n’y a pas littérature (au sens moderne) sans conscience de la littérature, engagement à poursuivre une pensée, à la continuer dans un mouvement de reprise et de contestation. Elle fait appel à l’action, elle exige une réponse responsable.
[15] Ibid., p. 81.
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Déjà, dans ses Eléments de littérature, Marmontel pouvait intégrer, à côté de rubriques « poétiques », des appels à réveiller la fonction politique du discours oratoire, appelait de ses vœux une authentique rhétorique délibérative ; Germaine de Staël associe l’écrivain et l’orateur, l’œuvre poétique et l’œuvre oratoire, elle attribue aux différents types de littérature la fonction propre à l’éloquence délibérative, qui ne serait plus réduite à la tribune mais concernerait la société entière ou du moins ceux qui forment l’opinion publique. Elle attend de la participation des citoyens que soit maintenue l’exigence démocratique, qu’elle soit rappelée à ceux qui cherchent à la détourner à leur profit exclusif. Elle retrouve donc le modèle de l’orateur philosophe forgé par La Harpe et écarté au seuil de ses cours mais en considérant son rôle au sein des républiques, parallèlement à l’action des représentants à la chambre des députés. C’est toute la littérature qui est vue sur un modèle oratoire, mais celui-ci est pris dans un sens assez large. Germaine de Staël procède ainsi à une politisation généralisée de l’activité littéraire. Elle ignore le partage opéré par les Écoles centrales, sans doute lié à la situation scolaire, entre rhétorique et poétique, et fait même de leur fusion son propos, le propre de la « littérature ».
Les idéologues sont des héritiers des orateurs philosophes mais ils se voient eux comme des hommes de savoir et rêvent d’un gouvernement régi par la science (comme ensemble de vérités et comme méthode). Les professeurs de belles-lettres, dans la partie « poétique » de leur cours, se conforment à la relégation de leur discipline dans les marges du loisir : leur poétique est d’autant plus conformiste qu’elle a été privée de tout enjeu politique ou presque. Ils écartent donc la synthèse que le terme de « littérature » autorisait chez un Marmontel ou plus encore chez une Staël. Chez elle la littérature est rhétorisée, politisée, parce que l’éloquence est poétisée : elle oriente la littérature dans un sens qui dominera largement le 19e siècle, en suscitant les rejets de l’art pour l’art dont un Fontanier est déjà proche : son originalité est de transfuser l’indifférence politique et le goût des règles dans le domaine de la rhétorique dont avaient voulu les écarter les professeurs de belles-lettres. Ceux-ci reviennent en effet à une conception plus spécifiquement rhétorique de l’engagement public : ils veulent former les orateurs du nouveau régime. En cela ils annoncent (sans les préparer car leur action est restée largement ignorée) le tournant de la rhétorique au 19e siècle venant nourrir la réflexion libérale sur le fonctionnement politique de la parole[16]. Leur attitude est commandée par la même situation, et cela vaut pour La Harpe comme pour Germaine de Staël : comment fonder une république ou du moins maintenir l’idéal de la « liberté », un régime parlementaire sinon démocratique, qui ne tourne pas à la Terreur ou au despotisme militaire ? Comment
[16] Voir les contributions de F. Douay et d’A. Vibert au volume Fontanier déjà cité, et le texte de F. Douay dans l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne dirigée par Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, p. 1071-1214.
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prendre toute la mesure des égarements les plus atroces de la Révolution sans la renier, sans simplement revenir en arrière vers la Restauration ? Comment la parole libre peut-elle servir la liberté et non l’asservir ?
Les professeurs de belles-lettres affichent certes en partie par opportunisme ou prudence leurs lectures éclairées, ils disent apprécier et utiliser Voltaire, Rousseau, Buffon, Dumarsais, Condillac, Beauzée, Marmontel, ils n’entrent pourtant pas dans le programme de l’idéologie, qui ne s’applique guère à leur discipline et qu’elle rejette volontiers comme secondaire sinon archaïque, mais ils partagent les expériences et finalement les choix moraux et politiques des idéologues : simplement, dans la minuscule case qui leur est fixée, avec la formation traditionnelle qu’ils ont reçue, ils essayent d’apporter une réponse du même ordre, mais pas de même teneur, aux défis d’un progressisme sans violence. Ils trouvaient dans la rhétorique cicéronienne relue par La Harpe une réponse possible. Ils ignoraient l’appropriation philosophique d’une partie de la rhétorique opérée par les Dumarsais, les Condillac ou les Beauzée, ou plutôt ils considéraient qu’elle n’était pas de leur domaine. Ils rapportaient ce qui s’appelle aujourd’hui la littérature, aux cadres fixes et non historicisés de la poétique, ils la pensaient en termes de genres et de normes, ils ignoraient les tentatives de fusion synthétique que pourra opérer Germaine de Staël, elle-même si proche des idéologues. Ils étaient fascinés par la chance que la Révolution pouvait offrir à la rhétorique et à la responsabilité éminente qu’elle confiait à ses enseignants.
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Le cours de belles-lettres obéit à un projet de relégation des idéologues : fonder sur son évidement sa marginalisation dans l’enseignement. La pratique des enseignants, agissant non contre la Révolution mais en son nom, tire en partie en sens inverse. Ils ne mettent pas en cause (ils ne peuvent le faire) l’abandon de la formation aux savoirs par les lettres (puisque ceux-ci sont passés du côté de l’observation scientifique et technique), mais ils veulent charger la parole éloquente d’assurer l’équilibre politique du régime républicain ; ils soustraient ainsi à l’idéologie un peu de la conduite des individus et des sociétés, de leurs motivations et de leurs valeurs.
La déperdition dont les belles-lettres sont l’effet et le lieu, radicale, dans le projet des idéologues, tempérée dans la pratique des professeurs, assure en même temps l’autonomie de la littérature. Ce que révèle le moment des Écoles centrales, conjointement aux écrits de Marmontel, de La Harpe et de Germaine de Staël, c’est le lien, peu exploré me semble-t-il, entre le moment révolutionnaire et la fondation de la littérature : le processus de sa séparation obéit lui-même à une logique politique, mieux même, est au cœur d’une activité politique et
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de bouleversements majeurs – que Chateaubriand et Germaine de Staël sont les premiers à vivre à la première personne. Cette articulation présente des aspects paradoxaux : elle justifie une barrière étanche entre les deux champs, et l’autonomie de la littérature peut alors se décliner sur le registre d’une esthétique ou d’une métaphysique propre (ce que P. Lacoue-Labarteh et J.-L. Nancy ont appelé « l’absolu littéraire » : ce qui est délié de tout) ; inversement ce rapport peut aussi entraîner une appropriation politique de la littérature – selon une qualification nouvelle puisque l’Ancien Régime lui imposait d’agir secrètement, en dehors de la sphère du pouvoir : elle peut désormais s’adresser aux acteurs mêmes de la chose politique, aux citoyens. L’intérêt de la configuration que présentent les belles-lettres dans les Écoles centrales est d’établir des positions et des conflits qui ne cessent d’intervenir et de se transformer, de ressurgir et de nous solliciter.
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