d’Estutt d’Assay
Marie-Caroline d’Estutt d’Assay (Paris) |
Le Philosophe pédagogue
Qu’il me soit permis de rendre hommage à ma tante Thérèse du Bellocq, née Thérèse de Tracy, disparue il y a cinq ans, peu de temps après le colloque de Tübingen, et à qui l’on doit d’avoir sauvé puis transcrit le document à partir duquel j’ai pu écrire le texte qui va suivre.
Peu de temps après que l’invitation à ce colloque me soit parvenue, j’étais chez elle et lui en racontait le sujet. Elle me montra alors un petit cahier, qu’elle avait ramassé dans la cour du château de Paray le Frésil, le lendemain de l’incendie qui l’avait presque entièrement détruit en novembre 1968. Il était trempé par l’eau des lances de pompiers, et dans le désordre qui avait suivi l’incendie beaucoup de choses jonchaient la cour, meubles, livres et objets. Ma tante le trouva par terre et le ramassa sans savoir ce qu’il représentait. Elle le mit à sécher et découvrit plus tard qu’il s’agissait du premier cahier de souvenirs écrit à 82 ans par Victor de Tracy, fils unique de Destutt de Tracy. Elle décida alors de le déchiffrer, ce qui n’a pas été facile, car l’écriture très fine était celle d’un homme âgé. Il y a d’ailleurs des mots qui n’ont pas été déchiffrés ; elle l’a confié ensuite à un spécialiste, qui n’a pas pu tout comprendre. Ce cahier n’est donc pas totalement décrypté, mais suffisamment pour ce qui nous intéresse. Avant de poursuivre, je voudrais préciser que ce document ne concerne que la période qui va de son enfance à la sortie de l’École polytechnique.
Sa lecture m’a particulièrement intéressée et j’en ai parlé à Ilona Pabst. Elle m’a proposé d’en faire un exposé. J’ai donc rédigé le texte qui suit, en alternant des extraits du journal resitués dans leur contexte historique avec des épisodes de la vie de son père, ainsi que plusieurs éléments servant de lien et transitions. Je n’ai pas eu besoin d’en rajouter beaucoup, tant la richesse du texte parle de lui-même, tant les faits et l’époque qui nous occupent sont singuliers et passionnants.
Je me suis attachée à faire ressortir plus particulièrement ce qui a trait à son éducation, cadrant ainsi ce travail avec le thème du colloque.
§
Victor de Tracy, seul fils de Destutt de Tracy, naquit en 1782 à la veille de bouleversements historiques profonds. Il avait deux sœurs, une plus âgée d’un an, qui devint la belle-fille de Lafayette, et l’autre plus jeune, la future Madame de Laubespin, qui vécut dans le château où j’ai passé mon enfance.
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Il avait sept ans au début de la Révolution, et vit dans sa prime jeunesse la fin d’un régime qui avait structuré la France depuis les Capétiens. Il accompagna le début d’une société nouvelle dans laquelle l’homme et les rapports qu’il entretenait avec elle inauguraient un nouveau chapitre de l’histoire.
Pendant cette période sa famille fut presque ruinée, mais il eut la chance contrairement à beaucoup de proches, de n’en voir décapiter aucun de ses membres.
Ce cahier regorge d’informations et de détails précieux. Victor s’attarde à situer le cadre et les dates des évènements publics ou familiaux auxquels il avait participé : il raconte ainsi que pendant son enfance à Paris, les siens habitaient rue de Beaune, dans l’hôtel de sa grand-mère Madame de Verzure, qui possédait une grande fortune. Jusqu’à l’âge de huit ans, il fut, comme c’était l’habitude de l’époque, élevé avec les femmes. Il avait une nourrice, Mademoiselle Herrebere, à laquelle il était très tendrement attaché, et quand il « passa aux hommes » cela fut pour lui une séparation douloureuse.
Son père pourvoit cependant à son remplacement par un homme de valeur :
« Je bénis le ciel et je rends grâce du fond du cœur à mon père de m’avoir donné pour mentor l’excellent homme qui n’était pas dans les Ordres et qui a dirigé ma première jeunesse avec une bonté et une intelligence vraiment paternelle pendant des temps si difficiles et au milieu d’épreuves souvent cruelles.
Monsieur Bailly (c’était le nom de l’excellent homme auquel mon père me confiait) était né dans une petite ville de la Loraine. Il avait terminé l’éducation de mon père puis son académie (comme on disait à Strasbourg). Monsieur Bailly avant et après l’éducation de mon père avait terminé celle de MM de Lorges (nos cousins Civrac ou Lorges c’est le même nom) et de MM de Lastic) il était donc déjà âgé, mais très valide, quand mon père lui écrivit pour le supplier de venir à Chevagnes et de le remplacer près de moi ; il prévoyait que bientôt les affaires publiques lui laisseraient peu de loisir pour s’occuper de moi autant qu’il l’aurait souhaité. »
Cet extrait qui vient au début du journal démontre le souci et la préoccupation du père au sujet de l’éducation de son fils. Ceci a lieu à la fin de 1787, et au début de 1788.
C’est à la même époque, moins d’un an plus tard, que Destutt commence sa carrière de parlementaire :
« Mon père, à l’automne de 1788 se rendit en Bourbonnais et fut élu député de la Noblesse de la province ; ses collègues ayant des opinions des tendances qui différaient beaucoup des siennes.
Mon père passa assez longtemps en Bourbonnais et surtout à Paray ou il ne devait guère habiter pendant bien des années. Enfin, il vint à la suite d’un hiver qui fut d’une rigueur épouvantable, prendre part à l’ouverture des Etats Généraux, le 5 mai à Versailles.
Malgré le nombre si grand d’années écoulées depuis des évènements pénibles (et surtout [ ] dont j’ai fait une si grande mention) il me semble bien que j’en ai conservé le souvenir et positivement, je suis certain de me rappeler des épisodes de la journée du 14 juillet ou ma grand-mère se sauvant de Paris, nous fûmes coucher au Bourget sur la route de Francière après avoir passé devant des barricades auxquelles le peuple de Paris avait mis le feu : c’était le jour où la Bastille fut prise et des meurtres furent commis dans Paris ; ce furent les premiers, mais non, hélas, les derniers.
Après un court séjour à Francière nous pûmes rejoindre mon père à Versailles ; nous y étions au 5 octobre. »
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L’arrivée à Versailles de Victor et de sa famille intervint alors que la fameuse nuit du 4 août, qui vit l’abolition des privilèges, était déjà passée, et il entendit sans doute son père raconter la séance pendant laquelle il en avait voté l’abandon.
Il faut se souvenir de quels évènements cruciaux il fut le jeune témoin :
Le 17 juin 1789 le tiers état se proclame Assemblée nationale.
Le 20 juin se tient le serment du Jeu de paume.
Le 9 juillet, les États généraux se proclament Assemblée Nationale constituante.
Le 14 juillet a lieu la prise de la Bastille.
La nuit du 4 août voit l’abolition des privilèges.
Le 26 août, la Déclaration des droits de l’homme est adoptée.
Le 6 octobre, le roi et sa famille sont ramenés à Paris par le peuple.
Quelques jours plus tard, l’Assemblée quitte Versailles et s’installe à Paris au Manège. Après le départ de l’Assemblée début octobre, les Tracy partent ce même mois pour Paris.
Pendant toute la période que dura l’Assemblée constituante, le père de Victor joue son rôle de parlementaire avec le plus grand sérieux, et fait partie d’un des 31 comités qui travaillèrent aux projets de loi du nouvel État.
« L’Assemblée étant devenue Constituante, ayant transporté ses séances dans le fameux Manège, nous vînmes demeurer à l’Hôtel de Luçon (actuellement rue de Beaune dans le 6° arrondissement) ; j’étais toujours, et plus que jamais sous la direction de Monsieur Bailly. Mon père autant qu’il le pouvait continuait par lui-même à juger de mes petits progrès ; mais il n’en avait guère le temps ; c’était seulement pendant qu’il faisait sa toilette matinale qu’il me faisait venir dans sa chambre et qu’il m’interrogeait et me questionnait sur un auteur latin, sur quelque point d’histoire ou de géographie ; mais les travaux de l’Assemblée Constituante et [ ] de ses Comités l’absorbaient considérablement, et il n’était pas de ceux qui traitent leurs devoirs légèrement, j’ai de ce temps retenus certaines leçons [ ] quoique je n’eusse que huit ans ; sans être doué de facultés extraordinaires, je profitais assez des leçons de Mr. Bailly qui n’était nullement pédant et qui ne s’attarda pas à me faire apprendre les auteurs latins, par exemple, dans une succession méthodique et rigoureuse, mais il me mit entre les mains Virgile et même Horace presque tout de suite. J’avais d’ailleurs une très bonne mémoire, à ce point d’être en état de réciter sans faute le 4° Livre de l’Enéide mes 216 décades des racines grecques de L[ ] ; enfin ce dont je rends grâce à Dieu et à cet excellent Mr. Bailly c’est qu’il était avec moi d’une très grande douceur et un de ses plus surs moyens de me faire sentir mes torts était de me dire que je lui avais fait de la peine. La bonté, la douceur une pointe de sensibilité, laissent dans l’âme d’un enfant des germes précieux ; c’est bien à tort qu’on supposait que ce procédé engendre la faiblesse de caractère ; selon moi, c’est tout le contraire. »
Pendant trois ans, le jeune Victor suit cet enseignement et décrit leur vie, intimement mêlée aux graves évènements de ce temps.
« Après tant d’années écoulées je m’étonne de me souvenir aussi nettement des circonstances morales et mêmes matérielles, de faits qui se présentaient à moi comme une sorte de [ ], on dirait à présent d’actualité, mais je ne puis souffrir ce mot qui blesse par trop l’euphonie, à laquelle je suis sensible au plus au haut point.
Ainsi, je vois encore l’appartement fort modeste de mon père avec le mobilier très simple qui le fournissait, je vois encore une personne venant annoncer à mon père la fuite du Roi (dite de
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Varennes.[1]) et il me semble que j’entend mon père s’écriant : « Dieu veuille qu’on ne le rejoigne et ne le ramène pas. » Il voyait le 10 août et le 10 janvier. »
Le 3 septembre 1791, la constitution est achevée, le roi prête serment et l’Assemblée législative s’installe. Mais rien ne va, l’inexpérience de l’Assemblée et la politique royale du pire conduisent à la guerre contre l’Autriche le 20 avril 1792.
Le philosophe fut appelé sous les drapeaux en mai 1792 ; commandant la cavalerie, il est nommé maréchal de camps de l’armée du Nord commandée par le Général Lafayette. Toute sa famille est dispersée. Victor a à peine 10 ans à l’époque :
« Quant à moi, je fus à St Denis avec Mr. Bailly. Son frère était concierge des casernes de St Denis ; nous y logions mais nous prenions nos repas chez le frère Bailly dont le logement était à coté de la grille d’entrée. Ce Monsieur Bailly fut constamment d’une bonté parfaite pour moi, mais il était très impérieux dans son intérieur et ses deux filles avaient une existence très différente [ ] à la maison ; celle qui m’aimait beaucoup et avec laquelle je faisais les courses dès le matin avait à supporter tout le poids du ménage. Mr. Bailly (notre hôte) était très « avancé » dans ses opinions politiques, il était intime du fameux Menuisier Duplay (Il m’[ ] d’e[ ]) dont je voyais encore la petite maison sur St Honoré, en face de la rue St Florentin ; c’est là que demeurait Robespierre, dans un tout petit appartement ; il était l’objet d’un culte passionné dans cette maison. J’y ai été une fois avec Mr. Bailly (mon gouverneur) et je crois me souvenir d’y avoir vu la face blême mais soignée de Robespierre ; comme on sait, sa mise, sa tenue, toujours irréprochables faisait un contraste étonnant avec les costumes des tribuns de ce temps. »
En juillet, le désastre aux frontières crée un climat de tension à Paris et la deuxième Révolution naît.
Après la prise des Tuileries le 20 juin 92, le 10 août voit la fin de la monarchie : le roi est interné à la prison du Temple par la Commune de Paris. Cette dernière impose la création d’un tribunal criminel extraordinaire, s’attaque à la religion et à ses prêtres, enfin elle est en grande partie responsable des terribles massacres de septembre (6-7 septembre).
« Nous voici au funeste 10 août ; je me souviens très bien d’être sorti de la ville de St Denis, d’un [ ] entendant la fusillade et le canon grondant pendant l’attaque des Tuileries. Tristes souvenirs. Le Général Lafayette était venu menacer l’Assemblée de son armée dans l’intérêt du Roi prisonnier depuis le 10 août. Sa perte fut résolue et il n’eut d’autre parti à prendre que de franchir la frontière ; ce qu’il fit avec Maubourg et Bureaux de Puzy ; il vint trouver mon père dans sa tente et lui demander ce qu’il comptait faire ; mon père reconnut que le Général Lafayette ne pouvait pas prendre un autre parti, mais quant à lui il se borna à lui demander un congé illimité, et peu après il se mit en route pour Paris ; il y loua une maison appartenant à Mr. de Grand Maison, qu’il acheta plus tard. Cette maison faisait face à la route de Versailles et à la Seine, n’était séparée de celle de Mr. de Praslin que par un presbytère appartenant à Mr. Cambette, officier d’Artillerie. »
Victor et sa famille au complet se retrouvent réunis à Auteuil à la fin de septembre. À cette époque y habitaient des connaissances et amis de Destutt, principalement le groupe qui sera connu par la suite sous le nom de Société d’Auteuil : Helvetius, Cabanis, ami très cher de Destutt, etc.
[1] 20 et 21 juin 1791.
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« Mon père avait échappé comme par miracle aux massacres de septembre, était en route pour se rendre à Auteuil où il réunit bientôt toute sa famille, mais la Terreur sévissait de jour en jour davantage pour les nobles et les parents d’émigrés ne pouvant demeurer dans Paris, ni près des frontières ; ils étaient soumis à l’active surveillance des Comités révolutionnaires organisés dans les moindres communes. »
Tous ces évènements sont concomitants de la guerre contre la Prusse et l’Autriche, qui fait rage aux frontières tout l’été 1792 ; la victoire de Valmy le 20 septembre 1792 fut la première victoire des soldats de la République, proclamée le 22 septembre, deux jours après la dissolution de l’Assemblée législative et l’élection de la Convention nationale.
Pendant l’année qui suit, les Tracy vivent à Auteuil, dans un Paris devenu de plus en plus dangereux. La montée des violences révolutionnaires à l’intérieur du pays, la mort de Louis XVI le 21 janvier 1793 et la coalition des monarchies européennes qui s’ensuit mettent la République en danger et augmentent une insécurité déjà grande.
L’été 1793, la situation est très grave sur tous les tableaux ; désastre aux frontières, crise économique et guerre civile, troubles sociaux et politiques attisent les oppositions et radicalisent de plus en plus la Révolution. Le 5 septembre « la Terreur » est mise à l’ordre du jour par la Convention. La fameuse « loi des suspects » votée le 17 septembre fait des ravages. Le 16 octobre la reine est guillotinée. La tempête révolutionnaire n’épargne pas les Tracy, et :
« Le 2 novembre 93, jour des Morts, dès le matin, les soldats de l’Armée Révolutionnaire entouraient notre maison d’Auteuil ; mon père en étant prévenu, eut le temps de détruire quelques papiers qui dans un temps semblable auraient pu le compromettre, mais dont quelques uns sont fort regrettables, par exemple la correspondance du Comte de Bar, Seigneur de Tracy, 1572. Ce comte de Bar, gouverneur de Cosne, refusa de faire massacrer les Protestants, disant « qu’il avait trouvé partout de fidèles sujets du Roi, mais pas un assassin. » Ce comte de Bar, est le père de l’épouse d’un Stutt qui prit le nom de Tracy. On lit encore au dessus de la porte du château de Tracy : Don bien acquis. Je n’en ai jamais eu l’explication.
Les terribles [ ], R[ ], et Germont [ ], commandants l’Armée Révolutionnaire, montèrent dans le petit appartement de mon père, y firent perquisition ; après quoi, il fut conduit prisonnier à la maison commune d’Auteuil où il passa une partie de la journée avec d’autres prisonniers et vers le soir, on les fit partir pour Paris. Mon père fut conduit au Réfectoire de l’Abbaye qui renfermait trois cent prisonniers. L’insalubrité du lieu étant mortelle, mon père dut l’endurer pendant six semaines, après quoi il fut transféré à la Prison des Carmes et il y partagea une cellule avec Mr. Jolivet qui fut un homme considérable et important sous l’Empire. Conseiller d’Etat, mon père fit connaissance avec lui au réfectoire de l’Abbaye, car il l’avait vu se mettre tout de suite à faire des chiffres ; cette cohabitation aux Carmes avec des habitudes studieuses a peut-être sauvé la vie aux [ ] mais Mr. Jolivet a été le créateur en France du système hypothécaire. »« Je n’ai pas le dessein de retracer ces temps d’angoisses, de [ ] et d’inquiétudes qui ne cessèrent que le 9 thermidor, 28 juillet 1794, où Robespierre succomba avec une vingtaine de ses plus zélés partisans. Mais peu de jours avant le 9 thermidor, soixante détenus furent conduits au Tribunal Révolutionnaire puis à l’Echafaud ; l’appel nominal durait trois heures. J’ai encore ce que mon père écrivit pendant ce lugubre appel.
Mon père était généralement très aimé ; quand il descendit au réfectoire pour le repas du soir, un mouvement d’étonnement aussitôt réprimé par la prudence se manifesta dans la réunion ; on ne s’expliquait pas plus que lui-même comment il n’était pas au nombre des victimes de cette
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journée, au reste il parut certain que son dossier devait passer sous les yeux du Tribunal le 11 Thermidor et Robespierre fut guillotiné le 9 Thr. Mon père s’attendant à périr sur l’Echafaud un jour très prochain, voulut me voir de loin il est vrai. Mais un matin vers 8 heures, Mr. Bailly me conduisit dans un terrain voisin du couvent des Carmes, et rempli en grande partie de pauvres de toute parts ; là les yeux fixés sur une petite fenêtre (celle des yeux d’aisance) cette douloureuse et bien lointaine entrevue fut courte, la prudence le demandait. Agenouillé, je reçus les tendres adieux de mon père, par gestes ; ce souvenir m’est encore très présent après tant d’années écoulées ; cette triste scène ineffaçable de ma mémoire se passait peu de jours avant le 9 Thermidor. »
Victor avait douze ans quand son père fut emprisonné, et sa détention, si elle fit craindre pour sa vie et la sécurité de la famille ne remit pas en cause l’éducation du jeune garçon.
« Pendant la longue détention de mon père, mon éducation fut, on le conçoit fréquemment troublée, mais pas totalement négligée. Mr. Bailly en prenait un soin plein de bonté, et il continua de s’en occuper après le retour de mon père à Auteuil ; seulement un changement eut lieu. »
Ce qui suit est très intéressant quant aux indications sur ce que les recherches de Destutt en matière d’éducation ont eu d’applications concrètes. Ses réflexions et les conclusions qu’il en a tirées sont le fruit d’une rigoureuse recherche intellectuelle mais aussi leur mise à l’épreuve dans l’éducation de son fils, la plus précieuse de ses préoccupations.
« j’occupais un petit cabinet tout près de la chambre de mon père. Tous les matins, à 6 heure en été, au petit jour en hiver, je devais venir m’attabler à une table près de la fenêtre de la chambre (en mansarde) de mon père, et y faire un devoir prescrit par lui ; le plus important étant un compte rendu d’une lecture faite la veille devant mon père par ma sœur et ma mère. Cette correction raisonnée était d’une exactitude minutieuse ; appuyée sur ce qui devint plus tard son « traité de la grammaire générale » que bien des gens cultivés connaissent comme le meilleur des traités. Quoi qu’il en soit, ce travail quoique épisodique, eut pour effet et pour résultat, que quand je dus me livrer presque exclusivement à l’étude des mathématiques pour me préparer de très bonne heure à l’Ecole Polytechnique, je savais très bien ma langue, et j’écrivais en français aussi correctement que j’aie jamais pu le faire depuis, pendant le cours de ma vie. Ce résultat si important, on pourrait dire si essentiel, l’obtient-on toujours aujourd’hui dans les collèges ou lycées, le nom importe peu, qui disent répondre par l’affirmative ?
La Révolution avait supprimé tous les Collèges ; ils auraient existé sur le mode ancien (ou moderne c’est tout un) que mon père ne m’y aurait pas mis, j’en suis assuré. C’est à mon père, quand il remplissait les modestes fonctions de secrétaire du Comité de l’Instruction publique, qu’on a dû l’Etablissement des Ecoles centrales, la meilleure des Institutions de la République directoriale ([ ] concerne ces intéressants travaux ou Traité de la Volonté) Je m’arrête là. »
Pouvait-on imaginer de plus évidente illustration de la personnalité de Destutt de Tracy ? Il n’était pas uniquement un théoricien mais aussi un père aimant et attentif, un pédagogue, un homme de rigueur, prenant un soin particulier à enseigner à son fils l’usage approfondi de la langue, éveillant par conséquent son esprit à ce que la pensée a de meilleur dans son usage. Il était aussi de ceux qui connaissaient les limites de l’ancien système et les lacunes du nouveau.
En faisant un léger retour en arrière sur la période de leur installation à Auteuil, il faut que je cite ici Monsieur Mignet, Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Sciences Morales et
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Politiques, qui dans le discours qu’il tint le 28 mai 1842, en hommage à Destutt de Tracy après sa mort, cita de lui ces phrases éclairantes :
« je me mis à étudier, moins pour accroître mes connaissances que pour en reconnaître les sources et les bases. Cela avait été l’objet de ma curiosité de toute ma vie. Il m’avait toujours semblé que je vivais dans un brouillard qui m’importunait, et la plus extrême dissipation n’avait jamais pu me distraire complètement du désir de savoir ce que c’est que tout ce qui nous entoure, comment nous le connaissons et de quoi nous sommes sûrs. »
On ne saurait mieux décrire la curiosité intellectuelle d’un homme que son fils nous décrit ainsi :
« Mon père, pendant son séjour à Auteuil, en quittant l’Armée, s’était livré avec ardeur au travail que sa détention n’interrompit pas, même lorsque son existence était menacée à chaque instant d’une façon tragique ; peu d’hommes je crois, ont possédé une force de volonté et d’attention égales aux siennes. »
« Comme je l’ai dit, mon père s’était livré aux travaux de l’esprit avec cette force de volonté. C’était un homme très transformé ; il ne restait du brillant colonel de 25 ans que ce qu’il posséda toujours : le meilleur ton, les manières les plus distinguées : article sur lequel il était très rigide, je m’en souviens fort bien, et je suis loin de m’en plaindre. »
« …il était du parti philosophique dit du 18° siècle et Voltaire était l’objet d’une sorte de culte. C’est je crois à Auteuil seulement qu’il se lia intimement avec Mr. Cabanis pour lequel il avait autant d’admiration que de tendre affection. »
Revenons au cours des évènements révolutionnaires. Enfin, en 1794 :
« Le 2 octobre 1794, on m’éveilla en me disant que mon père était arrivé dans la maison. L’intervention de Madame de Beauharnais ne fut pas vaine dans cette tardive délivrance, elle fut obtenue par Mr. S[ ] son ancien collègue du Tiers Etat à la Constituante qui s’établit en quelque sorte au Comité de Sûreté Générale le [ ] et ne voulut en sortir que muni de l’Exeat de mon père qui est resté sous les verrous onze mois tout juste. Les temps étaient encore peu rassurants. »
Cette reconnaissance envers la future impératrice des Français est digne d’éloges, sous la plume d’un vieux monsieur de quatre-vingts ans, et d’autant plus honorable que Victor et son père furent toujours contre toute forme d’usurpation du pouvoir républicain. Destutt fut un opposant déclaré à Napoléon 1er. Par la suite Victor donne sa démission de ministre de la Marine au prince-président lors du coup d’État de décembre 1851 qui instaura le second Empire.
« Après onze mois de captivité, mon père n’était pas changé, seulement sa chevelure toujours abondante (elle avait été remarquablement belle) était presque blanche. Mon père n’avait que 40 ans, étant né le 17 juillet 1754. La délivrance imprévue de mon père causa une grande joie dans la maison, mais cette joie ne fut pas sans mélange pour bien des raisons. Les temps étaient bien durs et notre intérieur n’était pas gai et sympathique. »
Son récit se poursuit :
« Il est facile de comprendre que mon éducation et mon instruction furent troublées par une multitude d’incidents très graves, par des gênes de tout genre, y compris celle d’argent, car mes parents étaient complètement ruinés, de plus le temps consacré à mon instruction générale fut de peu d’années, car mon père eut l’idée bien heureuse pour moi, de me placer dès l’âge de 15 ans, à l’automne de 1797 dans une pension tenue par Monsieur Garnier, professeur de
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mathématiques, où on ne s’occupait que des études préparatoires pour l’Ecole Polytechnique, établissement devenu si célèbre et qui ne comptait alors que deux années d’existence. Cependant, quand je quittais la maison paternelle et l’instruction que m’y avaient donnée mon père et le bon Mr. Bailly, je savais passablement le latin, un peu de grec, j’avais quelques notions d’anglais qu’un Mr. Nichols, irlandais nous avait donné. Je n’étais pas peu ignorant en histoire et en géographie moderne et même ancienne ; un allemand Mr. Verkeren nous avait enseigné l’arithmétique élémentaire. Je dessinais un peu, ayant pris avec mes amis Praslin les leçons d’un des Frères N[ ]., ami de l’Abbé Baudel, précepteur de mes amis et qui avait si peu de vocation pour l’état ecclésiastique qu’il y renonça aussi longtemps que possible. Enfin, grâce aux précieux et rigoureux enseignements de mon père, je possédais ma langue française dès l’âge de 14 ans ; je le dis sans fausse modestie, je ne possédais pas des facultés supérieures, j’avais de la bonne volonté, une mémoire heureuse, et j’ai été élevé avec une grande bonté, un grand dévouement, et j’en ai conservé un reconnaissant souvenir. Ma plus grande satisfaction, quand mon temps d’étude était fini, je la trouvais à aller travailler au jardin ; à tirer de l’eau au puits, à arroser à l’aide d’arrosoirs, moyens que ma mère avait eu la bonté de me donner ; c’était chez moi un goût passionné, que ne rebutait pas la discipline un peu rude du jardinier Beaugrand qui me choqua grandement un jour en m’appelant « propre à rien » tellement que j’en fu m’en plaindre à mon père, qui se moqua de moi et en rit de bon cœur. Je ne doute pas que de ce temps-là, celui-là de mon enfance, le germe de la vie des champs et de leurs instants [ ] ne se format en moi. Un nommé D[ ] Adjoint de la Commune cultivait un jardin de plantes médicinales ; il m’avait pris en grande faveur, parce que je trouvais grand plaisir à le voir travailler, greffer, et à écouter ses enseignements. »
« Une année avant que je fusse placé chez Mr. Garnier, mon père nous fit suivre à ma sœur comme à moi, un cours particulier de physique expérimentale professé par Mr. Deparcieux, homme de mérite qui possédait un fort beau cabinet de physique et qui était logé rue de Lille, à quelques pas de l’hôtel de Luçon qu’il ne nous avait pas été permis d’habiter et dont ma grand-mère était obligée de payer un loyer quelconque à la République ; Mon père nous conduisait deux fois par décade à ce cours ; nous y allions à pieds et revenions de même souvent par de très mauvais temps, cependant ma santé n’en fut pas incommodée.
Ce cours où nous prenions des notes, composé de douze leçons, fut payé à Mr. Deparcieux par quelques louis d’or, monnaie rare, souvent prohibée. A cette occasion, j’eus l’explication du soin extraordinaire que prenait mon père à l’encontre d’un certain pot d’héliotrope… au fond duquel étaient caché quelques pauvres louis réservés avec une extrême prudence pour les plus rares circonstances. Quels temps… »
Plus tard en 1819, parut en Italie un écrit de Destutt : « De l’Amour », qui ne fut publié en français qu’en 1926 par les soins de Monsieur Chinard. Cette publication traite d’un sujet extrêmement important pour lui. « Pour qui veut en effet assurer le bonheur de l’homme, il n’est de problème plus important que celui de l’amour. »[2] Dans cette petite publication par sa taille mais très importante par son contenu, il étudie à la lumière de sa méthode idéologique l’amour sous tous ses aspects, partant en guerre contre toutes les formes de préjugés. Considérant que l’amour est la plus grande des satisfactions ici-bas, seule à procurer le bonheur, et donc capable de contribuer à l’harmonie de la société, il s’intéresse aux conditions de son épanouissement et préconise d’y travailler en éduquant le cœur et l’esprit des jeunes gens. L’éducation des jeunes filles y occupe une place essentielle, car elles étaient presque oubliées à cette époque. On voit dans les souvenirs de Victor que les bases de sa théorie étaient déjà présentes dans l’éducation des filles Tracy.
[2] G. Chinard, p. XI, introduction à Destutt de Tracy, « De l’Amour », Paris : Les Belles-Lettres, 1926.
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Avec la même sœur, qui l’accompagnait à ses cours de physique, Victor fit sa première communion à Passy, chez l’Abbé Grand, non assermenté, ami des personnes les plus considérables du Boulevard St Germain ; sa mère dont Victor dit qu’elle était « médiocrement dévote » s’en occupa.
L’usage de la religion faisait toujours partie de la vie, et par la suite elle resta présente tout au long de celle de Victor.
Nous sommes maintenant en 1797, année qui marque un changement dans sa vie :
« Revenons à ce qui me touche. Maintenant je suis arrivé à une époque bien importante de ma vie ; celle où je quittais la demeure habituelle dans la maison paternelle pour entrer dans la pension spéciale de Mr. Garnier avec le projet d’être reçu comme élève de l’Ecole Polytechnique. Ce changement d’existence me parut d’abord un peu triste, quoique je pusse aller à Auteuil les jours de congé et que les règles de la maison ne fussent pas sévères, mais je regrettais mes sœurs et les soins affectueux que l’on avait de moi, surtout ceux de l’excellente Mme Gautiez (Melle Herrebere avait épousé Mr. Gautiez, le vieux maître d’hôtel de ma grand-mère) Ce changement d’existence eut lieu à l’automne de l’An V, 1797 ; j’avais quinze ans. La maison de Mr. Garnier comptait des personnes de différents âges, peu nombreux, j’étais le plus jeune de tous ; j’avais toujours l’idée de me présenter l’année suivante. Ayant manifesté cette idée devant Mr. Garnier, il en témoigna quelque surprise trouvant la chose difficile (nous étions déjà au printemps de l’an VI, 1798) j’insistais, alors Mr. Garnier me conseilla un plan de travail divisant les matières de l’examen en quatre parties sur lesquelles il m’examinerait de 15 jours en 15 jours. Je me mis sérieusement au travail et au mois de septembre 1798, je venais d’avoir 16 ans, je fus reçu dans un rang peu brillant, le 106ème, je crois sur 120 admis cette année là, mais j’étais le plus jeune de la promotion totale. »
Il se décrit lui-même à cette occasion et par là nous donne quelques idées sur l’apparence de son père :
« A l’âge de 15 ans, quoique d’une bonne santé, j’étais petit de taille, ce qui désolait mon père ; il me disait quelques fois : « tu seras donc un nabot comme moi. » En 18 mois environ, j’ai atteint la taille de 5 pieds 6 pouces et je n’ai plus grandi depuis l’âge de 11 ans. Me voilà donc élève de l’Ecole polytechnique, ayant à peine 16 ans et le plus jeune de ma promotion. Ah que le régime d’alors et qui a duré 11 années est préférable à celui du casernement (qui dure encore) et qui a été imaginé par la volonté impériale en 1806. La meilleure preuve suivant [ ] tous mes contemporains ainsi que moi-même, se rappelant avec satisfaction les années passées à l’Ecole, tandis que depuis le régime du casernement, c’est avec une sorte d’effroi que les élèves sortant envisagent l’idée de faire une troisième année comme cela m’est arrivé très spontanément ; Comme je le disais plus tard, pendant cette troisième année d’Ecole, je n’ai appris qu’à nager à l’Ecole de natation, et je fus un des bons élèves. L’Ecole Polytechnique avec toutes ses dépendances, amphithéâtres, salles d’étude, laboratoires etc. occupait une partie des bâtiments destinés à présent au corps législatif. »
À la Polytechnique, il a comme professeur Monge et le fondateur de l’école, Bertholet. Il voit Bonaparte venir y suivre un cours de quelques séances donné par Bertholet sur les théories de Lavoisier. Et à l’occasion des cours de chimie que donnait Chaptal Victor se lie d’une indéfectible amitié avec Gay-Lussac.
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À la fin de la seconde année, il a la possibilité de quitter l’école et de commencer une carrière, mais il décide de faire une troisième année avec l’approbation de son père et cela l’amène aux considérations suivantes :
« On semble méconnaître en général dans le monde, et particulièrement dans le monde officiel, gouvernemental, que si les connaissances positives [ ] acquises sont un bagage utile et même nécessaire, quelque chose importe encore plus peut-être, c’est qu’en sortant des foyers d’instructions quels qu’ils soient, on emporte avec les connaissances le désir de les augmenter, de les perfectionner en les généralisant. C’est par là seulement qu’on arrive à comprendre que l’exercice de notre intelligence est « la source des jouissances les plus nobles, les plus pures et les plus imprévisibles. » « Plus l’âme se remplit, plus elle s’agrandit. » Mais pour que cet intéressant problème se trouve résolu de plus en plus, chaque jour dans la vie, il faut qu’une éducation douce, sans faiblesse cependant, mais toujours ait ouvert l’intelligence de la jeunesse au sentiment de ces pures jouissances qui sont pourtant mal comprises ; à défaut de ces moyens éminemment honnêtes, bienveillants, quel stimulant (car il en faut nécessairement) [ ]. On a recours au plus funeste, à la Vanité, c.a.d. l’aiguillon de la plus mauvaise nature, la passion essentiellement et nécessairement horrible. Quand je lis les [ ] promis chaque année lors de la distribution des prix des Collèges, je suis péniblement frappé par des idées selon moi fort mauvaises, selon moi exprimées par MM les Grands Maîtres de l’Université. Le Système est radicalement vieux, comme l’a démontré Fr. Berthelot. »
L’été 1800, il fut reçu brillamment premier à l’examen de sortie ; les travaux de Bertholet avaient fait l’objet de son examen et l’occasion pour lui de sortir major. Il choisit le corps du « génie », et nous indique aussi avoir étudié d’autres matières plus « sociales » dans ses études :
« je ne puis m’empêcher de me rappeler que pendant les 3 années à l’Ecole Polytechnique que j’ai passées dans la pension Garnier, j’ai souvent abrégé de beaucoup le temps des vacances, sans déplaisir, pour étudier le dessin avec Lussac, chez Mr. M[ ]i, un de nos trois professeurs de l’Ecole (Père de Mr. M[ ] de S[ ]) pour prendre les leçons de Falcon, le plus bon maître d’Armes de son temps. Enfin pour prendre des leçons de danse chez Mr. Deschamps, de l’Opéra. »
On voit que le modèle de l’honnête homme avait encore cours…
Il fit ensuite une carrière d’officier, participa aux guerres de Napoléon, fut député de l’Orne, ministre de la Marine du prince-président Louis Napoléon, à qui il rendit son portefeuille lors du coup d’État de 1851 ; il passa ensuite le reste de sa vie à s’occuper des progrès de l’agriculture dans sa propriété de Paray le Frésil dans le Bourbonnais où il finit ses jours en compagnie de sa femme très aimée, Sarah Newton.
§
En matière hâtive de conclusion, il est possible de dire que l’éducation de Victor de Tracy a été le fruit des manières raffinées de l’Ancien Régime et de ce que la société la plus moderne de son temps avait en fait d’idées sur l’éducation. L’éducation dont Victor nous a fait le récit est présentée dans ce cahier comme le soin particulier que l’on a pris d’un enfant dans sa globalité : très tôt, étude approfondie du français et de son usage, dont il mentionne qu’il ne le
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possédera jamais mieux qu’à l’âge de quatorze ans, développement de la logique, étude des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, du latin et du grec, de la chimie, de la physique, du dessin, du sport, de la danse, des armes et du jardinage.
Mais ce que j’y vois de plus important est l’apprentissage de l’usage de la pensée au moyen de la langue ; peut-être pourrait-on méditer cet aspect de l’éducation de nos jours ?
En somme à l’âge de 16 ans, il est apte à préparer un concours pour entrer dans ce que nous appellerions aujourd’hui les grandes écoles, ou plutôt l’enseignement supérieur. On aurait tort d’y voir le dressage à outrance d’un jeune élève, ou la fabrication d’une bête de concours dirait-on aujourd’hui. Ce qui avait rendu cette « scolarité » réussie était, jointe à de grandes qualités de savoir et d’esprit, l’humanité de ses deux professeurs, son père et Monsieur Bailly ; en fait l’illustration du lien nécessaire entre professeur et élève, lien personnel et sensible, non pas autorité pure et sans âme. Mais elle avait été possible aussi grâce à l’homogénéité de pensée et de culture entre deux milieux, quand la vie familiale de l’enfant épaule celle de l’étude, ce qui était à l’époque et reste malheureusement aujourd’hui encore dans un certain nombre de cas un grand luxe. Quand on songe à tout cela, joint aux manières raffinées de l’Ancien Régime que son père n’avait jamais quittées, le résultat n’est pas surprenant, même si les circonstances dramatiques qu’il nous décrit l’ont profondément éprouvé l’enfant. Ilmènera par la suite une carrière politique de premier plan et sera un homme éclairé et plein d’idéaux de progrès.
Derrière ce cursus brillant, on distingue la figure de Destutt de Tracy, guidant avec affection et rigueur l’éducation de cet enfant, qui aura sûrement été le premier à avoir profité concrètement de l’idéologie.
J’ai commencé cet exposé en rendant hommage à ma tante, et je le finirai en rendant hommage à mes parents, spécialement à ma mère qui m’a appris à lire. Ils nous ont fait bénéficier dans notre enfance, avec mes frères et sœurs, d’un contexte presque équivalent. À Tracy nous avons fréquenté une école locale pendant deux ans puis nos parents ont décidé de nous faire suivre des cours par correspondance. Dans notre salle d’étude, avec l’aide d’un professeur qui vivait à la maison, « Mademoiselle », nous suivions quatre heures de cours par jour sur toutes les matières officielles des programmes scolaires en vigueur, vivant à la campagne au rythme des saisons. C’est seulement à l’âge de dix ans que nous avons quitté la maison pour être pensionnaires. Je l’ai découvert plus tard, nous avions acquis un bagage intellectuel et culturel qui fut le terreau sur lequel s’est enraciné tout ce que nous avons appris par la suite. Cet idéal d’éducation prôné par Destutt de Tracy a laissé quelques traces.
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