Premiere partie: Idéologie. Deuxieme section.
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DEUXIEME SECTION.
DES principales facultés de l’entendement humain.
CHAPITRE PREMIER.
PERCEPTION, conscience, attention, comparaison, jugement, raisonnement.
1. On nomme faculté, en général, le pouvoir de produire un effet quelconque. Or, nous ne connaissons point la nature du principe immatériel qui pense en nous ; et nous ne pouvons connaître ses facultés par elles-mêmes : c’est donc, à proprement parler, des effets produits par les facultés de l’âme, qu’il s’agit ici, ou des opérations intellectuelles, plutôt que des facultés elles-mêmes.
2. Point de doute qu’au moment où nous examinons au-dedans de nous ce qui s’y passe, l’âme ne soit en quelque sorte l’objet de ses propres contemplations. Comment cela s’opere-t-il ? C’est encore un fait que nous laissons à expliquer à d’autres.
|34 Ainsi, au moment où l’âme est affectée d’une sensation, elle la voit, elle la découvre comme une maniere d’être quelconque. Sous ce point de vue, la sensation prend le nom de perception (perceptio) ; et c’est ici le premier degré de la science, du moins concernant les objets sensibles (ειδησις).
3. L’âme perçoit-elle une sensation comme une maniere d’être qui lui appartienne ; c’est ce que l’on nomme conscience (scire cum ou secum) (συνειδησις).
4. Supposons que l’âme, par une détermination quelconque se dirige, en quelque sorte, vers une de ses manieres d’être, pour la considérer en particulier ; c’est l’attention (tendere ad).
Tout le monde convient de ce que l’on doit entendre par l’attention, considérée simplement dans l’organe sensible. Mais Condillac a-t-il raison de dire que « l’attention, en général, suppose deux choses, l’une de la part du corps, et l’autre de la part de l’âme » ? Il nous semble que cet auteur a eu trop particuliérement en vue les choses sensibles.
5. Je porte mon attention sur deux objets, de sorte qu’ils paraissent dans mon esprit l’un en présence de l’autre : il résulte de ce rapprochement que j’ai la perception d’une maniere d’être relative de ces deux objets, ou d’un rapport.
L’acte par lequel je mets ainsi deux objets en |35 présence l’un de l’autre dans mon esprit, par une double attention, qui devient simultanée, se nomme comparaison (cum parere).
La perception du rapport entre les deux objets, formant entre eux, dans l’esprit, une sorte d’union, se nomme jugement (jungere, ζευγνυμι, ζυγος).
6. Jusqu’ici nous avions considéré les phénomenes de l’esprit, ou les sensations comme isolées : le jugement les a unies. Mais cette union n’a lieu qu’entre deux objets. Ce ne sont donc encore que des équations simples [6], ou des raisons [7] elles-mêmes isolées ; et tout cela ne forme pas un systême ou ensemble.
7. Je prends un des objets qui ont servi à former la premiere raison, pour le comparer avec un troisieme objet : je perçois que ce troisieme objet est, avec celui qui lui est comparé, dans le même rapport que j’ai trouvé entre celui-ci et le premier : voilà donc deux raisons qui se tiennent. J’ai donc, par exemple, A=B B=C. Mais puisque A=B, je puis substituer A à B ; et |36 j’ai A=C. Or, cette derniere raison résulte nécessairement des deux précédentes auxquelles elle est liée : voilà donc une suite de raisons, qui font un systême de raisons : c’est ce que l’on nomme raisonnement (ratiocinium).
8. Je peux continuer ces sortes de comparaisons successivement avec de nouveaux objets ; et, si j’ai la perception d’égalité par-tout, il est évident que, sans autre examen, je pourrai regarder tous les objets de la série comme egaux entre eux : ainsi je pourrai dire l’objet A, par exemple, = l’objet F, etc., etc.
9. Cette derniere opération est le complément de tous les actes intellectuels. C’est elle qui, à force de tâtonnemens, nous conduit par degrés à des découvertes précieuses.
Aussi, c’est par elle que l’on distingue l’homme de tous les autres animaux ; et cependant, si les autres animaux ne sont que de simples machines, « des instrumens passifs qui obéissent à des ressorts ingenieusement combinés ; » il semble, encore une fois, que l’on ait assez inutilement prodigué ici nos plus beaux titres, en remontant jusqu’à une faculté aussi sublime, pour établir une prééminence aussi peu douteuse. Il est vrai, nous avons déjà vu, que l’on accorde à ces instrumens ce que l’on nomme un instinct aveugle : mais cet instinct, que l’on trouve si commode pour expliquer le mécanisme des ani- |37 maux, est-il matériel ? Est-ce un des rouages, ou des ressorts physiques de la machine ? Si cela est, il nous semble que l’on a raison de regarder les bêtes comme de purs instruments ; mais alors l’instinct n’est plus en opposition avec la raison, dans l’ordre des facultés intellectuelles. Un grand homme, dont les ouvrages, rongés continuellement des vers, vivront plus que ceux de beaucoup des gens d’esprit de nos jours, disoit : « Puisque vous traitez les bêtes de cette maniere, nous ne sommes pas de la même écurie ». Cet instinct est-il, dans les bêtes, au contraire, une certaine maniere de sentir, de percevoir, comme il l’est dans l’homme ? Mais, alors, quel est le sujet de cette maniere de sentir ? Est-ce la matiere, une monade, etc. ? Cela seroit d’une absurdité révoltante et même impie dans ses conséquences. Qu’est-ce donc que l’instinct aveugle, dans les bêtes, si les bêtes sont de purs instruments matériels, ou si elles sont quelque petite chose de plus ? Nous ne voyons guere, dans toute cette difficulté, que des questions à faire ; et l’on doit bien penser que nous n’aurons pas la présomption de la résoudre du moins par des argumens tirés de notre simple raison.
Au reste, il nous semble que la raison, considérée comme attribut de la pensée, est la faculté de diriger les opérations intellectuelles ; et que l’instinct exprime l’idée des facultés intel- |38 lectuelles suivant les impulsions du besoin naturel ; c’est-à-dire, selon nous, que la raison résiderait dans l’entendement ; et que l’instinct ne supposerait guere que les opérations de la volonté. Mais les opérations de la volonté, quelque aveugle qu’on la suppose, peuvent-elles avoir lieu dans de pures machines matérielles ? Non, sans doute. Qu’est-ce que l’instinct dans les bêtes ?
CHAPITRE II.
Rétention, imagination, idée, mémoire, réminiscence, réflexion.
1. Remontons au principe de nos opérations intellectuelles : j’ai eu la perception d’un objet présent à quelqu’un de mes organes sensibles : mais parce que j’ai donné quelqu’attention à cet objet présent ; lors même qu’il a disparu, l’impression qu’il m’a faite dure encore, et modifie mon âme.
2. On nomme rétention cette opération intellectuelle, par laquelle nous conservons ainsi, en tout, ou en partie, les impressions reçues.
3. Si la rétention est telle, que l’image de l’objet soit, dans mon esprit, la même que lorsque l’objet était présent ; de maniere que je croye en- |39 core le voir lui-même ; la rétention prend le nom d’imagination.
4. Quelquefois une circonstance, un mot prononcé, etc., retraceront ce même objet à mon âme, avec autant de vérité que s’il fût redevenu présent : le voyez-vous, m’écrirai-je ? Le voilà, lui-même........ C’est encore l’imagination.
5. Un objet absent reparaît dans mon esprit ; mais ce n’est plus avec cette vivacité d’impression qui me fait prendre des impressions pour des objets réels : je n’apperçois plus, en moi, que certaines formes, dimensions, etc. peu déterminées : c’est le fantôme, en quelque sorte, d’une perception antérieure ; et quand ce que j’apperçois en moi pourrait me servir à faire le portrait exact de l’objet, je sens bien que cet objet est absent ; mais je sens aussi qu’il a été présent, etc.
L’objet, ainsi présenté à l’esprit, est ce que l’on nomme idée (idea, ειδεα), et la faculté en vertu de laquelle nous nous retraçons ainsi les images des objets se nomme mémoire, (Memoria μνήμη.)
6. Il faut donc distinguer deux choses, ou deux opérations dans la mémoire. 1o. Le rappel de l’idée ; 2o. le sentiment que nous éprouvons d’avoir été affectés d’une telle maniere. Or, ce sentiment se nomme réminiscence : c’est le complément essentiel, ou plutôt une partie intégrante de la |40 mémoire. La réminiscence peut accompagner aussi les actes de l’imagination.
7. La différence entre l’imagination et la mémoire, qui, l’une et l’autre, ont leur principe dans l’attention, c’est que l’imagination réveille, dans l’esprit, les perceptions elles-mêmes ; au lieu que la mémoire n’en représente que l’ombre, le souvenir, ou l’idée.
8. On a donc raison de dire que l’imagination est une mémoire plus vive, et la mémoire une imagination plus faible.
9. Nos perceptions sensibles nous font voir les choses ; les idées nous font voir que nous les avons vues : les unes sont le tableau de la nature sensible ; les autres sont, dans notre esprit, la copie du tableau ; et nos discours ne sont que des copies du troisieme ordre : c’est ce qui faisait dire à Platon qu’il y a toujours au moins un intermédiaire entre la nature et nos tableaux ; et voilà comme notre doctrine est nouvelle !
10. Si je considere en moi les phénomènes intellectuels que me procurent la rétention ou la mémoire ; alors mon esprit se replie, en quelque sorte, sur lui-même : il ne reçoit plus la lumiere directement des objets eux-mêmes : mais cette lumiere réfléchit, pour l’esprit, des impressions que les perceptions y ont laissées : c’est la réflexion (reflectere.)
11. Ainsi, un objet fait impression sur mon |41 organe de la vue ; j’ai la perception de la couleur de cet objet. L’objet a disparu ; il me reste l’idée de cette couleur, ou même de la forme de l’objet : je considere cette idée en moi-même ; alors je réfléchis. Il n’est de réflexion que pour les idées, comme il n’est d’idées que de ce que l’on a antérieurement perçu. Aussi ne serait-il pas moins impropre de dire que l’on réfléchit sur un objet que l’on voit, en tant qu’on le voit, que de dire que l’on en a l’idée, par cela même qu’on le regarde. L’usage du mot est par-tout conforme à nos principes. Un être animé, qui serait susceptible d’avoir toutes les sortes de perceptions, sans pouvoir en conserver aucune idée, serait dans l’impossibilité de réfléchir ; il serait livré, tout entier, à la discrétion de ses sens. Tout le monde convient que c’est la réflexion qui nous rend maîtres de l’imagination et nous arrache à la tyrannie des sens. Mais cela ne peut avoir lieu, que parce que la réflexion applique l’esprit à la contemplation des idées.
12. Condillac ne nous paraît pas avoir bien fait connaître le caractere particulier de cette opération intellectuelle ; il la considere par-tout comme une attention successive ; et, en cela, il n’est d’accord qu’avec lui-même. Il nous semble que, d’après la maniere dont ce savant analyste explique les opérations de la réflexion, les étourdis réfléchiraient tout autant que les autres, et |42 peut-être même plus : car leur attention change continuellement d’objet.
13. Toutes les opérations intellectuelles analysées dans ces deux derniers Chapitres, sont comprises sous le nom collectif d’entendement, ainsi que leurs différens modes respectifs.
14. Or, cette classe de facultés ou d’opérations intellectuelles n’a d’autre objet que la formation et la combinaison des idées. L’entendement est donc une faculté générale de l’esprit, qui a pour objet la formation, la combinaison, etc., des idées.
CHAPITRE III.
La volonté.
En remontant encore une fois à la perception, nous voyons naître un nouvel ordre de facultés tout-à-fait distinctes des précédentes.
1. Si j’étais continuellement affecté d’une seule et même maniere, je serais dans l’impossibilité de rien comparer ; et conséquemment je ne me trouverais ni bien, ni mal ; c’est-à-dire que je n’aurais l’idée d’aucun de ces deux états relatifs.
2. Mais, dans la succession de mes sensations diverses, j’en remarque qui sont plus analogues que d’autres à ma constitution : de là, le bien et |43 le mal-être ; le plaisir et la douleur : de là, une certaine disposition de mon âme qui se porte vers la possession d’un objet, et vers la privation d’un autre : c’est la volition ; de là le desir et la crainte, l’amitié et la haine, l’espérance, le désespoir, etc. etc. ; de là enfin ce déluge de toutes les passions, dont quelques-unes font la gloire de l’esprit, et le bonheur de la société, tandis qu’une foule d’autres sont à la fois, et l’opprobre, et le fléau de l’un et de l’autre.
3. Or, ce nouvel ordre d’opérations intellectuelles compose la série nombreuse des modes de la volonté.
La volonté est donc une faculté de l’âme qui comprend toutes les opérations intellectuelles relatives à nos besoins.
CHAPITRE IV.
Suite du précédent, et conclusion de l’analyse générale.
1. Entendre ou appercevoir et vouloir ; voilà donc à quoi se réduisent toutes nos facultés intellectuelles.
2. C’est de la prépondérance que nous avons la liberté de donner à l’une ou à l’autre de ces deux facultés premieres, que sont nées les notions |44 du vice et de la vertu ; notions éternelles, principes augustes et sacrés, dont les mots sont dans la bouche de tous les hommes, mais dont les idées élémentaires sont étrangément confondues.
3. La volonté est un aveugle-né, qu’il faut conduire : mais l’homme est perdu, quand l’entendement fait le sourd.
4. Tout ce que nous entendons et voulons est une pensée (pen, mot celtique, signifie tête ; c’est une métonimie du contenant pour le contenu). La pensée renferme donc l’idée de toutes les opérations de l’âme, lesquelles ne sont que les différens modes de la faculté de penser ; ou enfin les différentes manieres d’être du principe immatériel qui seul sent et pense en nous.
5. Former l’esprit et le cœur de quelqu’un, signifie fournir des lumieres à l’entendement, pour diriger la volonté ; ou, plus simplement, éclairer l’esprit de l’homme, afin que l’esprit ne veuille que ce qui est honnête. Autrement, ce langage est inintelligible et même absurde ; parce que, en nous reportant sur le physique, il détruit nécessairement l’unité de principe. Revenons à l’entendement.
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CHAPITRE V.
Développemens sur le Chapitre Ier. de cette Section.
1. La différence qui existe entre la sensation et la perception paraît un peu difficile à saisir pour ceux qui ne sont point assez intérieurs : la perception est le deuxieme terme d’une série qui semble, au simple apperçu, se confondre avec le premier. Au surplus, la sensation ne s’applique qu’aux impressions physiques ; et la perception exprime l’idée de l’action de voir en nous. La sensation tient un peu du trouble des sens ; et la perception est plus pure et plus dégagée, si l’on peut le dire, de la matiere.
2. On ne doit pas demander si l’âme prend connaissance de toutes les perceptions qui la modifient ; ce serait mettre en question, si l’âme apperçoit ce qu’elle apperçoit.
Il est certain que le souvenir d’une infinité de perceptions nous échappe : mais c’est leur faiblesse qui en est la cause ; et nous ne pouvons pas conclure du non-souvenir à la non-existence des faits. D’ailleurs, qui de nous pourrait exercer sa réflexion, si nous prenions une connaissance bien déterminée de cette foule de sensations dont |46 nous sommes sans cesse comme assaillis....... ?
3. On ne conçoit point de perceptions confuses. Prenez un morceau d’acier dans votre main ; il est pesant, dur, froid figuré ; rien de plus distinct que toutes ces perceptions que vous recevez à la fois par la même porte. Les perceptions ne peuvent être confuses en elles-mêmes : car, encore une fois, ce serait ne pas bien voir ce que l’on voit : ce sont les jugemens que nous portons à leur occasion qui font l’erreur. Avoir des perceptions confuses, ce serait peut-être n’en point avoir. Perceptions, ou idées confuses et obscures ; pures inventions de l’amour-propre, qui veut avoir l’air de voir ce qui lui échappe : en effet, examinez-vous bien, quand vous dites que vous voyez quelque chose d’une maniere confuse ou obscure (dit à peu près Condillac, d’après Locke), et vous sentirez qu’il n’y a, au fonds, d’obscur et de confus, que ce que vous n’appercevez pas.
4. L’âme est passive dans la sensation : elle n’est pas même libre de ne point appercevoir. « Adam lui-même, dit Mallebranche, avant sa dégradation, n’était peut-être pas le maître des premieres impressions ». Un premier mouvement ne fut jamais un crime : toutes les lois divines et humaines sont conformes à ce principe. C’est le mauvais usage de la réflexion qui nous rend coupables.
|47 5. La perception commence à développer l’activité de l’âme. C’est aussi à la perception que commence la connaissance de tout ce qui nous environne. La science que nous commençons à acquérir des faits, et la conscience divisent, dès l’origine, comme on le voit, toutes nos connaissances en deux branches principales : la conscience est la base de la science de soi-même ; γνωθι σεαυτον, disait l’oracle de Delphes : l’antiquité trouva cette idée si précieuse et si morale, que, pour lui donner plus d’autorité, elle la mit dans la bouche des Dieux. La religion plus pure, nous fait encore le même précepte ; et des hommes tout matériels prétendraient que ce serait déplaire à Dieu que de puiser de nouveaux motifs de reconnaissance et d’adoration dans la contemplation de l’esprit, c’est-à-dire, de son plus merveilleux ouvrage ! comme si c’était un crime de chercher à faire valoir le talent d’intelligence que nous avons reçu, pour cela, de sa bonté infinie ! Les choses visibles, dit l’apôtre, nous font remonter aux choses invisibles de Dieu. Mais si la matiere nous fait remonter à l’esprit, comment serait-il possible que nous nous écartassions de la divinité, dans la contemplation de l’esprit, qui, seul, peut nous en offrir une faible image ?
6. La conscience, qui renferme la connaissance du moi, suppose donc la connaissance |48 d’objets étrangers : car l’idée du moi est une idée relative.......
7. C’est dans l’attention que l’âme déploie toute son activité ; et comme la perception est l’origine de la connaissance ; de même l’attention est le principe de toutes les merveilles de l’esprit : c’est la longue-vue qui aide les opérations du génie. Nous savons tous appercevoir : il faut apprendre à regarder. Car, toutes choses égales d’ailleurs, nos facultés intellectuelles produisent en raison directe de l’attention que nous donnons aux choses.
8. Voir, entendre, odorer [8], goûter, toucher, expriment simplement l’état de l’âme qui perçoit une impression reçue par les organes : regarder, écouter, flairer, par exemple, savourer, tâter, expriment l’état de l’âme, dirigeant les organes vers l’objet de la sensation, pour en avoir une perception plus déterminée ; voilà l’attention. C’est ici seulement que l’on peut dire que l’attention suppose deux choses ; alors l’attention peut se nommer mixte, ou physique. L’attention simple, ou purement intellectuelle ; c’est la réflexion elle-même. Ainsi réfléchir, se- |49 lon nous, c’est, proprement, regarder en dedans, si cela peut se dire en pareil cas.
9. L’esprit d’un homme incapable d’attention, est comme une glace où tout se peint, et où rien ne reste.
10. L’attention mixte et la réflexion concourent souvent, et peut-être toujours, à former la comparaison entre les objets extérieurs. Quand mes yeux se portent de A en B, et vice versâ, il faut bien que la réflexion retienne, présente l’idée de l’un des deux objets, tandis que l’esprit dirige l’organe vers l’autre ; autrement, ils ne paraîtraient jamais tous deux ensemble : conséquemment, point de comparaison.
On voit ici que la réflexion suppose la rétention, et la mémoire.
11. Nous croyons souvent embrasser plusieurs objets d’une maniere distincte, quoique cependant les perceptions soient réellement successives : c’est que nous ne pouvons avoir le sentiment de l’intervalle infiniment petit qui les sépare. Une baguette dont le bout est allumé agitée circulairement avec une certaine rapidité, vous offrira un cercle de feu ; et cependant le bout de la baguette n’occupe réellement, à la fois, qu’un seul point de la circonférence. Si vous aviez le coup-d’œil beaucoup plus rapide, vous y trouveriez des intervalles : tournez la baguette plus doucement ; vous n’en verrez |50 constamment que le bout ; tandis qu’une vue très-lente continuerait de voir encore un cercle.......
C’est peut-être d’après ce principe, appliqué à la rapidité plus où [sic] moins grande de la pensée dans les différens individus, que l’on pourrait expliquer pourquoi certains hommes sont si impatiens d’attendre, pourquoi d’autres s’ennuient si peu, etc., etc., etc.
12. Le jugement n’étant autre chose, comme opération de l’esprit, que la perception du rapport qui nous paraît exister entre deux objets, il suit que la qualité de nos jugemens est en raison directe de l’attention que nous mettons à comparer.
Il n’y a point d’esprits faux, dans ce sens qu’ils jugent naturellement faux. Mais il y a des esprits qui attentionnent peu, et comparent mal : il y a des esprits qui ont des notions fausses des objets, et qui jugent mal d’après ces notions : il paraît assez démontré que l’on ne chante faux que parce que l’on n’a pas l’oreille juste........
Le jugement suppose nécessairement deux objets, comme une équation [9] suppose deux termes.
Tous les objets que nous comparons étant |51 nécessairement positifs dans l’esprit, il n’y a dans l’esprit que des jugemens positifs. Dire qu’un jugement, comme opération intellectuelle, est affirmatif ou négatif ; c’est transporter à l’esprit des notions qui n’appartiennent qu’au langage. Car, quoique l’on puisse juger sans l’usage des signes, c’est dans eux seulement que l’on peut trouver l’affirmation et la négation.
13. Le raisonnement tient à la faiblesse de l’intelligence créée : c’est parce que nous n’appercevons pas les rapports des extrêmes, que nous les comparons avec les moyens.
14. Le jugement est la perception du rapport entre deux perceptions isolées : le raisonnement est la perception du rapport entre deux rapports perçus. Raisonner n’est donc, au fond, que juger des jugemens. On voit aisément par là comment nos opérations intellectuelles semblent se composer, quoique néanmoins elles demeurent toujours simples.
a = b : b = c... a = b = c. : a = c. : voilà à quoi se réduisent d’eux-mêmes tous les syllogismes du monde.
15. Une preuve qu’il n’y a point d’esprits faux, mais seulement des esprits ignorans, superficiels et bornés ; c’est que, dans un raisonnement dont les prémices sont fausses, il est rare que la conséquence ne soit pas toujours |52 exacte [10] : parce que nous connaissons mieux nos propres perceptions que les choses sur lesquelles nous raisonnons. Voilà de quoi consoler bien du monde.
16. L’art de raisonner juste n’est que l’art de bien juger : l’art de bien juger n’est que l’art de bien comparer, de bien appercevoir, de bien s’instruire. Voilà pourquoi un homme bien instruit des choses dont il parle, raisonne aussi-bien, et souvent mieux que tous les logiciens du monde, malgré l’ignorance des formes, des figures et de cathégories.
17. Ainsi le plus long discours n’est qu’un raisonnement, qu’un jugement, qu’une perception de rapport développée : aussi voit-on souvent, en tête d’une toise d’impression, jugement du tribunal, etc.
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CHAPITRE VI.
Développemens sur le Chapitre II de cette Section.
1o. 1. La rétention est évidemment le principe de l’imagination et de la mémoire, dont l’énergie et la faiblesse sont en raison composée de la nature des impressions, et de la constitution des organes sensibles.
2. Je reçois une impression mon esprit est continuellement dominé par la perception que j’en ai eue : l’objet n’est plus présent à mon organe ; mais son image est toujours aussi réellement présente à mon esprit : c’est l’imagination passive.
3. Mais l’esprit réagit de son côté sur l’organe, et fortifie l’impression qui tend à s’affaiblir : ou bien il cherche à se former à lui-même des images : c’est l’imagination active. Voyez le peuple assemblé, et exalté par des orateurs enthousiastes ; et vous aurez à la fois un exemple des deux sortes d’imaginations : trop de gens ont connu le pouvoir de l’une sur l’autre.
4. L’imagination est l’ennemie du raisonnement ; et le raisonnement, à son tour, tue souvent |54 l’imagination. Réunissez ce que l’imagination a de plus vives et plus brillantes couleurs, à tout ce que la méthode du raisonnement a de plus solide ; et vous aurez le nec plus ultra peut-être des merveilles de l’esprit humain : ce seront tous les charmes des graces réunis à la force d’Hercule.........
5. C’est dans l’imagination que le génie prend sa source : mais l’imagination produit souvent la folie, dont les imbécilles et les stupides sont exempts. C’est ainsi que les extrêmes se touchent, et, même, se trouvent quelquefois réunis. O fragilité de ce que l’esprit humain a de plus brillant !!
6. Aussi l’imagination a-t-elle été nommée la folle de la maison. Cependant c’est à l’imagination seule qu’il appartient de semer des fleurs sur les matieres les plus arides, et d’orner d’une main délicate la tête altiere de la vérité. Si l’imagination est une source de peines, elle est aussi une source de jouissances. Si l’imagination fait les Séïdes et les fous ; les grandes, les fortes imaginations occuperont toujours les premieres places par-tout où la gloire sera la propriété du génie. Mais le génie et la folie, qui ont souvent une même origine, ont aussi quelquefois une même destinée : on conduit l’une à l’hôpital ; et trop souvent il ne tient qu’à l’autre de s’y rendre.
|55 2o. 7. Nous distinguons aussi la mémoire passive et la mémoire active......
La mémoire est le fournisseur de l’imagination active ; et celle-ci est le metteur-en-œuvre. Exercez donc votre mémoire : mais songez bien qu’il ne s’agit point ici de former un systême de mots ; et que le jugement doit présider à la liaison des idées. Il est peu de têtes organisées pour une grande érudition ; et c’est souvent aux dépens du raisonnement qu’elle s’acquiert. Si vous ne dominez pas votre mémoire, votre mémoire vous dominera : choisissez donc entre parler de tout, et parler juste, si vous croyez que le choix en vaille encore la peine......
8. Une conséquence qui découle naturellement de ce qui précede, c’est que la premiere instruction ne doit point avoir pour base unique l’exercice de la mémoire : que si l’on met partout des rudimens, des syntaxes, etc., entre les mains des enfans, pour les initier dans les langues ; c’est uniquement parce qu’il est plus aisé de les occuper à perdre seuls leur temps en apprenant des mots, que d’employer ce même temps avec eux à leur faire naître des idées.
9. Un homme qui a trop d’imagination est un extravagant, un fou : un homme qui a une mémoire trop vive n’en est séparé souvent que par un petit intermédiaire. Le manque absolu de |56 mémoire fait un imbécille : le manque de perception fait un stupide. Celui qui exerce sa mémoire aux dépens de la réflexion n’est guere bon qu’à consulter pour les dates et pour les faits.
10. C’est la mauvaise constitution de l’ouïe et de la vue qui produit la surdité et l’aveuglement. L’imbécillité et la stupidité procedent nécessairement de la même cause. La constitution des organes du sentiment est donc aussi le principe physique et occasionnel de l’imagination et de la mémoire.
11. C’est depuis que ces vérités sont universellement reconnues, que les interpretes des songes sont restreins à n’expliquer simplement que la bonne-aventure.
3o. 12. La réminiscence ne nous fait pas seulement connaître que nous ayons été déjà affectés d’une telle maniere ; souvent encore, elle ajoute l’idée distincte d’un plus ou moins grand nombre de fois. Tout est merveilleux dans la merveille de la pensée ! Que l’on vienne donc avec des monades et un corps calleux nous expliquer de pareils phénomênes !
13. La conscience constitue la personalité : mais la réminiscence y ajoute, en fondant le sentiment de l’identité personelle. C’est par la réminiscence seulement que nous avons la conscience d’une existence continuée, et que nous ap- |57 pliquons le moi à divers points de la durée. Sans cette opération intellectuelle des plus merveilleuses, la notion de la durée s’évanouit avec l’idée de tous ses modes. En effet la notion de la durée n’est fondée que sur le sentiment de la succession de nos perceptions. C’est donc une expression bien juste que le ante tempora de l’écriture, pour signifier avant les créatures.......
14. On voit ici pourquoi le temps du sommeil nous semble si court.
15. Dans l’analyse abrégée de l’entendement humain, nous avons omis une faculté très-essentielle : c’est cette faculté précieuse que nous avons de détacher nos idées les unes des autres, et de les joindre : nous serons à portée d’en examiner le mécanisme et les résultats, lorsque nous traiterons de la génération des idées et des abstractions.
16. Nous n’avons point mis affirmer et nier au nombre des opérations de l’âme : nous avons déjà dit que l’affirmation et la négation n’appartiennent qu’au langage. « Un jugement est une affirmation ». [« ]Le verbe signifie l’affirmation ». Rien de plus commun que ces sortes d’assertions chez les Grammairiens et les Logiciens ; mais nous sommes forcés de dire que rien ne nous paraît plus faux.
[6] La circonstance indique assez que nous n’entendons pas, ici, le mot équation dans le sens des géometres.
[7] On sait bien que les géometres ont cru être plus exacts en substituant rapport à raison. Mais, sans examiner jusqu’à quel point le premier vaut mieux pour eux, nous pensons que le second vaut, ici, mieux pour nous...... raison et raisonnement se tiennent, comme ratio et ratiocinari.
[8] Nous nous servons de ce mot, parce qu’il est le seul qui puisse ici exprimer notre idée ; la symmétrie le demande. Sentir, serait trop général. Après tout, odorer est reçu dans le dogmatique ; et il devrait l’être par-tout.
[9] On sait le sens que nous donnons ici au mot équation.
[10] Nous ne parlons pas ici de ces gens qui, pour faire mousser le style, nous font des phrases à perte de vue, et qui ronflent si agréablement dans les oreilles. Ceux-là ne cherchent point à raisonner ; et c’est le tort que l’on auroit de le croire.