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Idée de l'Analyse.
Si la première fois qu'on parle de Géographie à un jeune homme, on se contentait de lui mettre sous les yeux un globe terrestre ou une Mappemonde, il n'y verrait qu'un amas confus de mots, de lignes, de traits et de chiffres; mais qu'on lui fasse lentement et successivement observer toutes ces lignes et leurs usages; qu'il suive attentivement les bornes ou frontières d'une partie du Monde, d'un Etat, d'une Province; puis la Source, le cours et l'embouchure des fleuves, et des grandes rivières, la position et la direction des chaînes de montagnes, les situations respectives et l'etendue des Mers, Lacs, Golphes, Baies, Détroits, Promontoires, Caps, Isthmes, Iles, Capitales ou principales Villes, qu'en un mot il observe, etudie successivement et avec méthode les diverses parties qui composent le Globe ou les Cartes; qu'il répéte cet exercice au point d'être en etat de tracer lui-même les Cartes avec leurs principaux détails; il les aura analysées; il aura appris la Géographie (en prenant ce mot dans son acception la plus simple.)
(Ici le Maître fait faire d'autres applications, à une grande ville, par exemple, vue du haut d'une Montagne, puis de l'intérieur, des rues, des places, des monuments &c. &c.)
|23 Si vous vouliez connaître l'intérieur d'une montre vous la démonteriez ou décomposeriez: vous en arrangeriez avec ordre toutes les parties devant vous, vous examineriez séparément comment chacune est faite, comme l'une agît sur l'autre, et comment le mouvement, communiqué par un premier ressort, passe de roue en roue jusqu'à l'aiguille qui marque les heures. De même, si vous voulez connaître un corps, vous le démonterez, pour ainsi dire; vous le décomposerez. La manière de faire cette décomposition sera le sujet de la leçon suivante.
Aucun sens ne représente toutes les qualités que nous appercevons dans un corps; la vue représente les couleurs; l'oreille, les sons &c. (v. leçon des sensations). En nous servant séparément de nos sens, nous commençons donc à décomposer des corps: nous en observons successivement les différentes qualités, comme nous observons successivement les parties d'un Globe, d'une Carte Géographique, d'une Ville, d'une Montre &c. Le toucher est de tous les sens celui qui nous découvre le plus de qualités; mais lorsqu'il en représente plusieurs à la fois, il ne les fait cependant remarquer que l'une après l'autre. Si je veux juger de la longueur, de la largeur et de la profondeur d'un corps, il faut que je les observe séparément.
Or, puisque les sens nous représentent successivement les qualités, il dépend de nous de les considérer les unes après les autres. Nous pouvons donc les observer comme si elles existaient séparées de la substance qu'elles modifient. Je puis, par ces exemples, penser à la blancheur, sans penser au papier, ni au lys, ni à la neige, ni à tout autre corps blanc. Or la blancheur, considérée séparément de tout corps, est ce qu'on nomme une idée abstraite, d'abstrahere, qui signifie séparer de.
Si par conséquent, de toutes les idées qui me viennent par les sens, je fais autant d'idées abstraites, j'aurai la décomposition de toutes les qualités que je connais dans les corps, puisque je les aurai toutes séparées. Comme on recompose une Carte, une Montre, lorsqu'on en rassemble les parties dans l'ordre où elles etaient avant qu'on l'eût démontée, on recompose l'idée d'un corps lorsqu'on en rassemble les qualités dans l'ordre dans lequel elles coëxistent, c'est-à-dire, dans lequel elles existent ensemble. Il est nécessaire |24 de décomposer pour connaître chaque qualité séparément, et il est nécessaire de recomposer pour connaître tout ce qui résulte de la réunion des qualités connues. Cette décomposition et cette recomposition est ce qu'on nomme Analyse Logique. Analyser un corps, c'est donc le décomposer pour en observer séparément les qualités, et le recomposer pour saisir l'ensemble des qualités réunies. Quand nous avons ainsi analysé un corps, nous le connaissons, autant qu'il est entre notre pouvoir de le connaître.
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Pour connaître les corps, il ne suffit donc pas d'en observer les qualités absolues, il faut encore en observer les qualités relatives; et, par conséquent, il faut, à mesure qu'on les analyse, les comparer les uns avec les autres. Mais quel ordre doit-on suivre dans ces comparaisons? Il est évident que l'on confondra tout, si l'on ne se conduît pas avec quelque Méthode. C'est ce que vous apprendrez avez du apprendre surtout dans les Cours de Chimie et de Botanique. Si vous voulez apprendre à connaître une plante, un arbre, vous en observerez d'abord les racines, puis la tige, l'écorce, les branches, les feuilles, et enfin les fleurs, et les fruits; vous ferez de même pour la fleur; vous examinerez par ordre la tige, les feuilles, la corolle, le calice, le pistile et les étamines. Entrez dans la boutique d'un Apothicaire, d'un Mercier abondamment pourvu des Marchandises de leur profession. Sans l'ordre qui règne sur leurs tablettes, ils consommeraient en recherches un temps toujours précieux. Ils ont donc analysé, puis méthodiquement disposé tous les objets de leur commerce. Tel est le premier avantage de l'Analyse. Par quel moyen parviennent-ils à cet ordre? Par des |25 classements, des Divisions et des subdivisions. En voici un exemple plus particulièrement de votre ressort. Entrez dans une Bibliothèque; voyez comme le Bibliothécaire en a disposé, clâssé tous les Livres; il a mis dans les mêmes rayons tous les Livres de Morale, dans d'autre ceux de Jurisprudence, de Médecine, &c.... Il a rapproché les Poëtes, les Romans, &c.... Il a placé dans un même endroit tous les Historiens; il a ensuite subdivisé les Livres d'un même Genre; il a distingué par exemple, l'Histoire, en Histoire ancienne, et en Histoire moderne; l'Histoire moderne en Histoire des différents Etats. Par là il a fait des livres différentes collections qu'on appelle clâsses. Les Clâsses d'Histoire ancienne et d'Histoire moderne sont les subdivisions de la clâsse d'Histoire en général, et les clâsses d'Histoire de France et d'Histoire d'Angleterre sont des subdivisions de la clâsse qu'on nomme Histoire moderne. On appelle classes subordonnées les unes aux autres les clâsses qui se forment par une suite de Subdivisions. Ainsi les Clâsses d'Histoire de France et d'Histoire d'Angleterre sont subordonnées à la clâsse de livres d'Histoire. Il est certain que quand on a de la sorte clâssé tous les livres, on les trouve bien plus facilement, on les a, quand on veut, sous la main. C'est ainsi que nous clâssons les choses à mesure que nous les observons, et par ce moyen nous nous faisons différentes espèces d'idées.
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Des individus.
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Chaque chose est une, et on l'appelle, par cette raison, singulière ou individuelle. Boileau et Racine, par exemple, sont deux individus de même espèce. Un enfant, à qui on dit que Racine est un homme, remarquera que Boileau est un homme egalement, parce que, au premier coup d'œil, Boileau ressemble à Racine. Bientôt il appliquera le nom d'homme à tous les Individus, qui sont conformés comme Racine et Boileau, et alors il aura fait une clâsse de tous ces individus. Quand il remarquera que, parmi les hommes, il y en a des Savants et des Ignorants, des Magistrats, des Artisans, et des Militaires, des Fonctionnaires publics et des non-Fonctionnaires, ou, pour abréger, des hommes publics et des hommes privés, des blancs et des noirs &c. La Clâsse qu'il désignait par le mot homme, se subdivisera en plusieurs autres clâsses qu'il distinguera par des noms différents.
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Des Espèces.
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|26 De même, quand il considérera ce que les hommes ont de commun avec les chevaux, les Chiens, les Lions &c. et qu'il remarquera que les hommes, les Chevaux, les Lions, quand on n'a égard qu'à ce qu'ils ont de commun, se désignent tous par le nom d'Animal, alors il jugera qu'homme, Cheval, Lion &c. ne sont que des subdivisions de la Clâsse d'Animal, et il mettra dans cette Clâsse tous les animaux, à mesure qu'il aura occasion de les remarquer. Public et Savant ne se disent que d'une partie des Individus qu'on désigne par le nom d'Homme. Or on nomme générale la Clâsse qui comprend le plus grand nombre d'individus, et on nomme particulière la clâsse qui n'en comprend qu'un certain nombre. Public, Savant sont donc des clâsses particulières par rapport à Homme, et Homme est une clâsse générale par rapport à Public, Savant, privé, ignorant, &c.
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et Genres.
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Mais comme la Clâsse d'homme est générale par rapport aux clâsses dans lesquelles on la Subdivise, elle est elle-même une Clâsse particulière par rapport à la clâsse dont elle est une Subdivision. Homme est donc une clâsse particulière par rapport à Animal, et Animal est une clâsse générale par rapport à Homme, Cheval, Lion, &c.
On donne encore à ces clâsses les noms de genre et d'espèce, et l'on comprend sous le nom de genre les clâsses générales, et sous le nom d'espèces les clâsses particulières. Par ex. Savant et Ignorant sont des espèces par rapport à homme, et Homme, qui est un genre par rapport à Savant et Ignorant, est une espèce par rapport à animal.
Comme on clâsse les objets sensibles, on clâsse aussi leurs qualités. Quand on considérera, par exemple, les qualités par rapport aux sens qui nous en donnent la connaissance, on en distinguera jusq en général de cinq espèces, et chacune de ces espèces deviendra un genre par rapport aux qualités / clâsses dans lesquelles elle sera subdivisée. Couleur, p. ex. est un genre par rapport aux qualités / qui nous sont connues par la vue, et les couleurs se subdivisent en plusieurs espèces, blanc, noir, rouge, bleu, &c.
Clâsser ainsi les choses, c'est les distribuer avec ordre. Alors nous pouvons remonter de clâsse en clâsse, depuis l'individu jusqu'au genre qui comprend toutes les espèces, comme nous pouvons descendre de ce genre jusqu’aux individus.
|27 Ce n'est donc qu'afin de pouvoir, à notre choix, aller de l'espèce au genre, et revenir du genre à l'espèce, que nous pouvons distribuons les choses dans des clâsses subordonnées. Sans cette distribution, toutes nos idées se confondraient, et il nous serait impossible d'etudier la Nature. Quand cette distribution est faite, nos idées se trouvent elles-mêmes distribuées par clâsses, comme les choses que nous avons observées. Alors nous avons des idées singulières ou individuelles, qui nous représentent les individus; des idées particulières, qui nous représentent les Espèces; et des idées générales, qui nous représentent les Genres. L'idée par exemple, que j'ai de Cicéron, est singulière ou individuelle; et comme l'idée d'homme est générale par rapport aux idées de Savant et d'Ignorant, elle est particulière par rapport à l'idée d'Animal.
Après avoir vu comment nos idées se forment, il est aisé de connaître ce qu'elles sont chacune en elles-mêmes:
Un homme, en général, une couleur, ne peuvent tomber sous les sens. Nous ne pouvons voir que tel homme, telle couleur. En un mot, nous ne voyons que des individus. Dès que les Sens ne nous offrent que des individus, nous ne pouvons avoir, à parler à la rigueur, que des idées individuelles. Que sont donc les idées générales? Ce sont les noms des clâsses que nous avons faites à mesure que nous avons senti le besoin de distribuer nos connaissances avec ordre. Que représentent ces idées? Elles ne représentent pas ce que nous appercevons dans les individus mêmes. L'idée générale d'homme ne représente que ce que nous voyons de commun dans Rousseau, dans Bayard, c'est pourquoi je dis qu'à parler à la rigueur nous n'avons que des idées individuelles. En effet, nous n'appercevons dans les idées générales que ce que nous appercevons dans les individus.
Cette manière d'expliquer la Génération des idées est très simple; peut-être même le paraîtra-t-elle trop à quelques Lecteurs. Mais on conviendra que si, avant Locke et Condillac, les Philosophes avaient eu cette simplicité-là, ils se seraient epargné bien des questions frivoles, et beaucoup de mauvais Raisonnements.
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