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Chapitre Deux.
Considérations générales sur la conformation des langues et sur leurs progrès.
On appelle sons articulés ceux qui sont modifiés par le mouvement de la langue, lorsqu'elle frappe contre le palais ou contre les dents; et ceux qui sont modifiés par le mouvement des lévres, lorsqu'elles frappent l'une contre l'autre. On a donc vu que si nous sommes conformés pour parler le langage d'action, nous le sommes egalement pour parler le langage des sons articulés. Mais ici la nature nous laisse presque tout à faire; cependant elle nous guide encore. C'est d'après son impulsion que nous choisissons les premiers sons articulés, et c'est d'après l'analogie que nous en inventons d'autres, à mesure que nous en avons besoin.
On se trompe donc lorsqu'on pense que, dans l'origine des langues, les hommes ont pu choisir indifféremment et |45 arbitrairement tel ou tel mot pour être le signe d'une idée. En effet, comment avec cette conduite se seraient-ils entendus?
Les accents, qui se forment sans aucune articulation, sont communs aux deux langues; et on a du les conserver dans le premiers sons articulés dont on s'est servi pour exprimer les sentiments de l'âme. On n'aura fait que les modifier, en les frappant avec la langue ou avec les lévres; et cette articulation, qui les marquait davantage, pouvait les rendre plus expressifs. On n'aurait pas pu faire connaître les sentiments qu'on eprouvait, si l'on n'avait pas conservé dans les mots les accents même de chaque sentiment.
En parlant le langage d'action, on s'etait fait une habitude de se représenter les choses par des images sensibles: on aura donc essayé de tracer de pareilles images avec des mots. Or, il a eté aussi facile que naturel d'imiter les objets qui font quelque bruit. (en donner beaucoup d'exemples.) On trouvera sans doute plus de difficulté à peindre les autres. Cependant il fallait les peindre, et on avait plusieurs moyens.
Premièrement l'analogie qu'a l'organe de l'ouie avec les autres sens, fournissait quelques couleurs grôssières et imparfaites qu'on aura employées.
En second lieu, on trouvait encore des couleurs dans la douceur et dans la dureté des syllabes, dans la rapidité et dans la lenteur de la prononciation, et dans les différentes inflexions dont la voix est susceptible.
Enfin, si, comme nous l'avons dit, l'analogie, qui détermine le choix des signes, a pu faire du langage d'action un langage artificiel propre à représenter des idées de toute espèce, pourquoi n'aurait-elle pas pu donner le même avantage au langage des sons articulés?
|46 En effet, nous concevons qu'à mesure qu'on eut une plus grande quantité de mots, on trouva moins d'obstacles à nommer de nouveaux objets. Voulait-on indiquer une chose dans laquelle on remarquait plusieurs qualités sensibles? On réunissait ensemble plusieurs mots qui exprimaient chacun quelqu'une de ces qualités.
Ainsi les premiers mots devenaient des eléments avec lesquels on en composait de nouveaux, et il suffisait de les combiner différemment pour nommer une multitude de choses différentes. Les enfants nous prouvent tous les jours combien la chose etait facile, puisque nous leur voyons faire des mots souvent très-expressifs. Or, est-ce au hasard que vous les choisissiez? Non certainement; l'analogie, quoiqu'à votre insu, vous déterminait dans votre choix. L'analogie a egalement guidé l'homme dans la formation des langues.
Il y a des Philosophes qui ont pensé que les noms de la langue primitive exprimaient la nature même des choses. Ils se trompaient dans leur raisonnement. La cause de leur méprise vient de ce qu'ayant vu que les premiers nous etaient représentatifs, ils ont supposé qu'elles représentaient les choses telles qu'elles sont. C'etait donner gratuitement de grandes connaissances à des hommes grôssiers, qui commençaient à peine à prononcer des mots. Il est donc à propos de remarquer que, lorsque je dis qu'ils représentaient les choses avec des sons articuleés, j'entends qu'ils les représentaient d'après des apparences, des opinions, des préjugés, des erreurs; mais ces apparences, ces opinions, ces erreurs etaient communes à tous ceux qui travaillaient à la même langue; c'est pourquoi ils s'entendaient. Un Philosophe, qui aurait eté capable de s'exprimer d'après la nature des choses, leur eût parlé sans pouvoir se faire entendre. Nous ne l'entendrions pas nous-mêmes.
|47 Les langues sont donc l'ouvrage de la nature, elles se sont formées, pour ainsi dire, sans nous; et en y travaillant, nous n'avons fait qu'obéir servilement à notre manière de voir et de sentir. Les enfants, en apprenant la langue des personnes qui les elèvent, le font certainement sans dessein; ils ne sont pas capables de former un dessein réfléchi; encore moins de le suivre avec la constance nécessaire pour former même un jargon. Une langue n'est pas l'ouvrage d'un homme, ni même de deux ou trois générations. Ils entendent prononcer des mots; ils voient qu'on y attache telle idée plutôt que telle autre; à force de les entendre prononcer, ils les balbutient, les répétent, puis les retiennent. En France vous avez appris le Français, en Allemagne vous eussiez appris l'Allemand, en Italie l'Italien, en un mot la langue du pays où vous auriez eté elevés. Les enfants sentent le besoin de communiquer leurs idées, de faire connaître leurs besoins, de réclamer des secours; ils observent que ceux qui les entourent le font en articulant des mots liés entr'eux; ils les ecoutent, en etudient le sens et apprennent ainsi la langue maternelle. Les premiers mots qu'ils articulent sont ceux des objets qui les intéressent le plus, et ceux qui font connaître leurs desirs et même leurs volontés: Papa, Maman, à boire, du lait, une pomme, allons, oui, non, &c. &c. Pour apprendre une langue, il leur suffît donc d'obéir à leurs besoins et aux circonstances où ils se trouvent.
Ce qui arrive aux enfants en cette circonstance, est arrivé aux hommes qui ont lentement et graduellement fait les langues. Ils n'ont pas dit: faisons une langue; ils ont senti le besoin d'un mot, et ils ont prononcé le plus propre à représenter la chose qu'ils voulaient faire connaître. Or, comme les enfants, à mesure qu'ils apprennent |48 une langue, eprouvent combien il leur est avantageux de la savoir, et, par conséquent, sentent toujours davantage le besoin de l'enrichir de nouvelles expressions, ils l'enrichirent donc peu-à-peu.
Cet ouvrage est long sans doute. Il n'est pas même possible que toutes les langues se perfectionnent egalement; et le plus grand nombre, imparfaites et grôssières, paraissent, après des siècles, être encore à leur naissance. C'est que les langues sont à leurs derniers progrès lorsque les hommes, cessant de se faire de nouveaux besoins, cessent aussi de se faire de nouvelles idées.
Un systême, a dit l'Académie Française, est l'assemblage de plusieurs propositions, de plusieurs principes vrais ou faux, liés ensemble, et des conséquences qu'on en tire, et sur lesquels on etablît une opinion, une doctrine, un dogme. Vous entrevoyez comment il se forme un systême de toutes vos connaissances. En effet, vous devez concevoir que toutes vos idées tiennent les unes aux autres, qu'elles se distribuent dans différentes clâsses, et qu'elles naissent toutes d'un même principe. Le systême de vos idées est sans doute moins etendu que celui de votre Professeur, et celui de votre Professeur l'est moins que celui de beaucoup d'autres; car vous avez moins d'idées que moi, et j'en ai moins que ceux qui sont nés avec de plus grandes dispositions, et qui ont plus etudié. Aussi ne vous apprendrai-je pas tout ce que vous devez savoir. Mais que nos connaissances soient plus ou moins etendues, elles sont toujours un systême où tout est lié plus ou moins.
Puisque les mots sont les signes de nos idées, il faut que le systême des langues soit formé sur celui de nos connaissances. Les langues, par conséquent, n'ont des mots de différentes |49 espèces, que parce que nos idées appartiennent à des clâsses différentes; et elles n'ont des moyens pour lier les mots, que parce que nous ne pensons qu'autant que nous lions nos idées. Vous comprenez que cela est vrai de toutes les langues qui ont fait quelques progrès.
Les langues sont en proportion avec les idées, comme les petits habits dont vous êtes vêtus sont en proportion avec vous. En croissant vous avez besoin d'habits plus longs et plus larges, de même les hommes, en acquérant des connaissances, ont besoin d'une langue plus etendue.
Mais comment les hommes acquiérent-ils des idées? C'est en observant des objets; c.à.d. en réfléchissant sur eux-mêmes, et sur tout ce qui a rapport à eux. Qui n'observe rien n'apprend rien, or, ce sont nos besoins qui nous engagent à faire ces observations. Le Laboureur a intérêt de connaître quand il faut labourer, semer, faire la récolte, quels sont les engrais les plus propres à rendre sa terre fertile &c. Il observe donc; il se corrige des fautes qu'il a faites, et il s'instruit.
Le commerçant observe les différents objets du commerce, où il faut porter certaines marchandises, d'où il en faut tirer d'autres, et quels sont pour lui les echanges les plus avantageux.
Ainsi, chacun dans son etat fait des observations différentes, parce que chacun a des besoins différents. Le commerçant ne s'avise pas de négliger le commerce pour etudier l'Agriculture, ni le Laboureur de négliger l'Agriculture pour etudier le commerce. Avec une pareille conduite ils manqueraient bientôt du nécessaire l'un et l'autre.
Chaque condition fait donc un recueil d'observations, et il se forme un corps de connaissances dont la société jouît. Or, comme dans chaque clâsse de Citoyens les observations tendent à se mettre en proportion avec les besoins, le recueil des observations |50 de toutes les clâsses tend à se mettre en proportion avec les besoins de la société entière.
Chaque clâsse, à mesure qu'elle acquiert des connaissances, s'enrichît des mots qu'elle croit propre[s] à les communiquer. Le systême des langues s'etend donc, et il et il se met peu-à-peu en proportion avec celui des idées.
Actuellement vous pouvez juger quelles langues sont plus parfaites, et quelles langues le sont moins.
Les sauvages ont peu de besoins, donc ils observent peu, donc ils ont peu d'idées, donc leurs langues sont pauvres. Ils n'ont aucun intérêt d'etudier l'Agriculture, le commerce, les arts, les sciences; donc leurs langues ne sont pas propres à rendre les connaissances que nous avons sur ces différents objets. Assez parfaites pour eux, puisqu'elles suffisent à leurs besoins, elles seraient imparfaites pour nous, parce qu'elles manquent d'expressions pour rendre le plus grand nombre de nos idées. Il faut donc conclure que les langues les plus riches sont celles des peuples qui ont beaucoup cultivé les arts et les sciences.
Pour rendre sensible la proportion qui tend à s'etablir entre les besoins, les connaissances et les langues, supposez que vous avez tracé différents cercles; un fort petit dans lequel vous avez circonscrit les besoins des sauvages; un plus grand, qui contient les besoins des peuples pasteurs; un plus grand encore, pour les besoins des peuples qui commencent à cultiver la terre; enfin un dernier dont la circonférence s'etend continuellement, et c'est celui qui doit renfermer les besoins des peuples qui créent les arts. Ces cercles croîtront à vos yeux, à mesure que |51 la société se forme de nouveaux besoins. Vous remarquerez que les besoins précèdent les connaissances, puisqu'ils nous déterminent à les acquérir; le cercle des besoins dépasse dans les commencements celui des connaissances.
Nous ferions le même raisonnement sur les connaissances. Elles précèdent les mots, puisque nous ne faisons des mots que pour exprimer des idées que nous avions déjà. Le cercle des connaissances dépasse donc aussi dans les commencements celui des langues. Enfin remarquez que tous ces cercles tendent à se confondre avec le plus grand, parce que, chez tous les peuples, les connaissances tendent à remplir le cercle des besoins; et que les langues croissent dans la même proportion.
Parcourons maintenant la surface de la terre, nous verrons les connaissances augmenter ou diminuer, suivant que les besoins sont plus multipliés ou plus bornés. Réduites presqu'à rien parmi les sauvages, ce sont des plantes informes, qui ne peuvent croître dans un sol ingrat, où elles manquent de culture. Au contraire, transplantées dans les sociétés civiles, elles s'elèvent, elles s'etendent, elles se greffent les unes sur les autres, elles se multiplient de toutes sortes de manières, et elles varient leurs fruits à l'infini.
Comme vos petits habits sont faits sur le même modèle que les miens, ainsi le systême des idées est le même pour le fond chez les peuples sauvages et chez les peuples civilisés; il ne différe que parce qu'il est plus ou moins etendu: c'est un même modèle d'après lequel on a fait des vêtements plus ou moins longs ou larges.
Or, puisque le systême des idées a partout les mêmes fondements, il faut que le systême des langues soit pour le fond egalement le même partout; par conséquent, toutes les langues ont des règles communes; toutes ont des mots de différentes espèces; toutes ont des signes pour marquer le rapport des mots.
|52 Cependant les langues sont différentes, soit parce qu'elles n'emploient pas les mêmes mots pour rendre les mêmes idées, soit parce qu'elles se servent de signes différents pour marquer les mêmes rapports. En français, par exemple, on dit le livre de Pierre; en latin liber Petri. Vous voyez que les Romains exprimaient, par un changement dans la terminaison, le même rapport que nous exprimons par un mot destiné à cet usage.
Les langues ne se perfectionnent qu'autant qu'elles analysent au lieu d'offrir à la fois des masses confuses, elles présentent les idées successivement, elles les distribuent avec ordre, elles en font différentes clâsses, elles manient, pour ainsi dire, les eléments de la pensée, et elles les combinent d'une infinité de manières; c'est à quoi elles réussissent plus ou moins, suivant qu'elles ont des moyens plus ou moins commodes pour séparer les idées, pour les rapprocher, ou pour les comparer sous tous les rapports possibles. Vous connaissez les chiffres Romains et les chiffres Arabes; et vous jugez, par votre expérience, combien ces derniers facilitent les calculs. Or les mots sont par rapport à nos idées, ce que les chiffres sont par rapport aux nombres. Une langue serait donc imparfaite, si elle se servait de signes aussi embarrassants que les chiffres Romains.
Toutes ces réflexions ne sont que des préliminaires à l'analyse du discours et elles etaient nécessaires; car avant d'apprendre à décomposer une langue, il faut avoir quelques connaissances de la manière dont elle s'est formée.
Une autre connaissance, qui n'est pas moins nécessaire, c'est de savoir en quoi consiste l'art d'analyser la pensée. Vous n'avez encore sur ce sujet que des notions imparfaites; je vais essayer de vous en donner de plus précises dans les chapitres suivants
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