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Auroux

Sylvain Auroux (Paris)

Sylvain Auroux

Destutt de Tracy, le rejet de la langue universelle et le « mentalisme » des Lumières

L’une des thèses les moins connues de Destutt de Tracy est son rejet du concept de langue universelle, qu’il réussit à faire adopter à l’Institut : « une langue universelle est aussi impossible que le mouvement perpétuel ». La démonstration en est rapidement reprise au début du chapitre VI de la seconde partie des Eléments d’idéologie (Grammaire) : De la création de la langue parfaite, et de l’amélioration de nos langues vulgaire. C’est l’historicité des langues qui rend l’universalité impossible : n’y aurait-il qu’une langue sur la terre, « par le seul fait de l’usage, elle s’altérerait et se modifierait de mille manières différentes dans les divers pays, et donnerait naissance à autant d’idiomes distincts qui iraient toujours s’éloignant les uns des autres » (éd. Vrin, Paris, 1970, p. 569). La diversité des langues est un fait qui tient à leur mode d’existence ; si l’universalité est impossible, c’est que l’unicité l’est. Le rejet de la langue universelle ne tient pas à un relativisme de principe qui enfermerait chaque langue dans sa sphère d’expression contingente (relativisme linguistique) ou à quelque limitation formelle qui exclurait qu’une seule langue puisse enfermer la signification du monde. Je voudrais brièvement montrer que la thèse Destutt ne remet pas en cause l’universalité de la traduction ; son rejet de la langue universelle ne conduit pas au relativisme et sa théorie reste enracinée dans l’admission de l’universalité de la pensée humaine, sur laquelle repose le projet de l’idéologie.
    Les Lumières ont remarqué certaines particularités liées à la diversité des langues et les problèmes de traduction qu’elles engendraient. La théorie la plus puissante qui ait été produite pour résoudre ce type de problème repose sur la notion de figuration ; elle a été élaborée par Dumarsais. Reprenons ce que nous avons appelé l’hypothèse du langage-traduction. Un mot a* signifie une idée a ; ce que nous notons a* = f(a), tel que a = f1(*a). Lorsque l’on a une expression figurée qui change la signification d’un mot (trope), on ajoute en quelque sorte une autre procédure F, telle que F(f1(*a)) = b. La procédure F peut reposer sur la comparaison (métaphore) ou la contiguïté (métonymie) des idées, c’est-à-dire des significations originelles, ou sur d’autres procédures. Pour voir comment cela permet de traiter la relativité, prenons un cas simple d’hypallage, figure qui consiste à changer les constructions (Dumarsais, Traité des tropes, 1730, II, p. 18). Dans les tournures latines de [1i] et [1ii], comparées aux traductions françaises, on peut penser qu’il y a eu une inversion entre les cas attribués aux mots, datif et accusatif d’un côté, nominatif et ablatif de l’autre :

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            [1]       i) Dare1 classibus2 [dat.] austros3 [accus.] (Virgile, « mettre à la voile », lit. « donner1 les vents3 à la flotte2 ») ;
     ii) Gladium1 [nom.] vagina2 [abl.] vacuum3 [nom.] (Cicéron, « l’épée nue », lit. « l’épée1 vide3 du fourreau2 »).

 

 

 

 

D’après la théorie de la figuration, l’une des possibilités d’interprétation consiste à soutenir que dans [1i] on a F(f1 (classibus)) = aux ventsdat. et F(f1 (austros)) = la flotteaccus. ; ou si l’on veut éviter ce que cette interprétation a de trop étrange, on se contentera de quelque chose comme F(f1 (Xdat.)) = Xaccus.. La formule [1i] ne pose pas de trop graves problèmes par rapport à la théorie habituelle de la figuration, parce que le latin utilise normalement une expression non figurée qui signifie la même chose (dare classes [accus.] austris [dat.]). Il n’en va pas de même pour [1ii], parce que l’expression latine « vagina [nom.] gladio [abl.] vacua [nom.] » ne signifie pas l’épée nue, mais littéralement « le fourreau vide d’épée », c’est-à-dire, tout simplement, « le fourreau vide ». Si nous disons que [1ii] est une expression figurée, nous sommes certainement en train d’interpréter le latin à partir du français. Aujourd’hui, en utilisant la terminologie saussurienne, nous dirions plutôt que [1ii] n’est pas en latin une expression figurée, mais que l’adjectif latin vacuus, a, um et l’adjectif français vide n’ont pas la même valeur[1]. Les philosophes et grammairiens des Lumières étaient parfaitement conscients de ce problème et plusieurs d’entre eux ont tenté de le neutraliser en soutenant qu’il ne faut juger des figures qu’intralinguistiquement. Il n’en demeure pas moins que pour servir à résoudre le problème de la relativité, la figuration doit fonctionner de façon translinguistique. Supposons que nous ayons des langues Li, Lj, etc. ; la traduction de n’importe quelle ­expression de l’une d’entre elles dans une autre, soit T(ei, ej), ne consiste en rien d’autre que : soit une correspondance directe parce que f- 1(ei) = f- 1(ej) = e, autrement dit il y a simple changement de nomenclature ; soit l’application d’un processus de figuration Fi f- 1(ei) (ou l’inverse Fj appliquée sur la signification de ej) qui permette de retrouver une équivalence. Cette solution peut paraître satisfaisante, car elle rend compte, à la fois, qu’il y a de l’identique (la signification) et du différent (les figures) entre les langues. Les Lumières, si elles en ont compris l’importance, n’ont généralement pas admis que le différent puisse s’imposer radicalement ; autrement dit, elles n’admettaient pas le relativisme linguistique. Il est arrivé à Maupertuis de soutenir qu’« on trouve des Langues, surtout chez les peuples fort éloignés, qui semblent avoir été formées sur des plans d’idées si différents des nôtres qu’on ne peut presque pas traduire dans nos Langues ce qui a été une fois exprimé dans celles-là »[2] ; on lui a répondu en recourant aux expressions figurées, en soutenant même qu’elles pouvaient


[1] Nous ne pouvons cependant éluder le problème de comprendre pourquoi ils ont la « même signification », dans le contexte où nous effectuons notre traduction.

[2] Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la signification des mots (1748), éd. Varia Linguistica, 1970, p. 27.

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être originaires[3]. De fait, la théorie de la figuration translinguistique ne se contente pas d’affirmer qu’il y a des processus Fi, Fj, etc., qui nous garantissent, quoi qu’il arrive, que nous parviendrons à passer d’une expression linguistique appartenant à une langue donnée à une expression d’une autre langue. Elle ne fonctionne qu’à l’aide d’une thèse supplémentaire très forte : comme les fonctions f qui attribuent des significations primaires aux éléments linguistiques, les procédures F prennent leurs valeurs dans l’ensemble {P} des Idées ou Significations. C’est l’existence de {P} qui bloque toute interprétation de la relativité comme relativisme. Il ne faut pas trop s’attacher au fait que {P} appartient au domaine de la pensée et pas à celui du langage : si on laisse de côté la fonction de communication pour ne retenir que celle de représentation, alors {P} est absolument l’analogue d’une langue universelle. Le traitement de la relativité par la figuration revient donc à la défense d’une thèse que l’on pourrait qualifier de thèse de la langue universelle implicite. Les langues se correspondent entre elles parce que leurs expressions se projettent toutes sur les mêmes éléments d’un langage (d’une pensée) universel(le) qui est l’étalon de toute comparaison entre elles. Il est arrivé à Beauzée de formuler clairement ce point de vue :

« La parole […] doit être l’image sensible de la pensée […] ; […] il n’y a que l’analyse de la pensée qui puisse être l’objet naturel et immédiat de l’image sensible que la parole doit produire dans toutes les langues, et il n’y a que l’ordre analytique qui puisse régler l’ordre et la proportion de cette image successive et fugitive. […] sans ce prototype original et invariable, il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes des différents âges du monde, entre les différents peuples des diverses régions de la terre, pas même entre deux individus quelconques, parce qu’ils n’auraient pas un terme immuable de comparaison pour y rapporter leurs procédés respectifs. » (Beauzée, art. « Langue », Encyclopédie, t. IX, p. 257)

La thèse de la langue universelle implicite (TLUI) paraît être exactement l’inverse de la thèse soutenue de nos jours (par exemple par Katz) sous le nom de principe d’effabilité universelle (PEU) et dont on peut donner deux versions : i) version large : toute pensée ou tout contenu peut être exprimé dans toute langue naturelle ; ii) version restreinte : toute proposition peut être exprimée par au moins une phrase de toute langue naturelle[4]. PEU revient à dire que toute langue naturelle est une langue universelle implicite ou, comme le soutenait Hjelmslev,


[3] « La difficulté de traduire n’est pas si grande que l’imagine Maupertuis, et elle ne vient pas d’un plan d’idées différent, mais des métaphores qui à la longue s’adoucissent dans les langues policées. […] une langue imparfaite dira : ta conduite est pleine de sauts de chèvre, et nous dirions pleine de caprices » (Turgot, Remarques critiques sur les réflexions philosophiques de M. de Maupertuis (1750), éd. Varia Linguistica, 1970, p. 26). En langage contemporain, on peut traduire la thèse de la figuration originaire de la façon suivante : dans les langues imparfaites on vise (on signifie) une signification (une référence) à l’aide d’une certaine construction mentale (un sens), dans les langues plus policées on vise cette signification à l’aide d’une autre construction mentale qui est mieux formée.

[4] Nous suivons les formulations de M. Dominicy dans l’art. « Effabilité » de l’Encyclopédie philosophique universelle, t. II : Les Notions, Paris, PUF, 1990. Voir, par exemple, la contribution de Katz dans F. Guenthner et M. Guenthner-Reutter (éd.), Meaning and translation, Londres, Duckworth, 1978.

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qu’une langue naturelle est une langue dans laquelle toute autre langue est traduisible[5]. En tout état de cause, PEU suppose la vérité de TLUI, non seulement parce que chaque langue naturelle devient une LUI, mais aussi parce que, d’une façon ou d’une autre, on envisage qu’il existe un ensemble comme {P}. Or, nous avons de solides arguments pour penser que TLUI n’est pas suffisante, qu’elle n’est pas nécessaire et qu’elle est falsifiée empiriquement par l’irréversibilité des chaînes de traduction (argument ICT).
    L’insuffisance de TLUI pour expliquer la relativité linguistique est immédiate à la lecture d’une remarque de Dumarsais : « Quand Térence a dit lacrymas mitte et missam iram faciet (retiens tes larmes, ta colère), mittere avait toujours dans son esprit la signification d’envoyer. » (Traité des tropes, 1730, I, p. 5). Comment soutenir que mittere signifie à la fois « retenir » et « envoyer » ? Si, comme Dumarsais l’affirme, pour Térence la signification demeure toujours « envoyer », n’est-il pas abusif de soutenir que ce qu’il pense c’est « retenir » ? Autrement dit, TLUI ne garantit pas que nous pensions la même chose lorsque nous nous exprimons dans des langues différentes en utilisant des expressions qui sont la meilleure traduction possible l’une de l’autre.
    Nous illustrerons l’absence de nécessité en utilisant de nouveau un exemple proposé par Dumarsais. Pour crier au feu ! ([allez] au feu) les latins criaient aquas ! ([apportez] les eaux). Autrement dit, la traduction correcte s’exprime dans l’équation [2i] ; en [2ii], nous représentons le processus de figuration, soit à partir du latin, soit à partir du français ; b est l’élément commun (la signification, lorsque nous soutenons que aquas ! veut dire la même chose que au feu !), appartenant à {P}.

         [2]      i)   Lat. aquas ! = fr. au feu !
ii)  F(f- 1(aquas [accus.])) = b = F(f- 1(feu)).

 

 

 

Le fond du problème, c’est que nous sommes incapables de dire quelle est la nature de b. Il serait absurde de soutenir que dans leurs contextes respectifs aquas signifie feu et feu signifie aquas. On pourrait très bien imaginer que le cri « au feu ! » tombe en désuétude et soit remplacé, par exemple, par « aux pompes ! » ou « neige carbonique ! ». Jamais cela ne nous forcera à admettre que « feu » signifie « pompe » ou « neige carbonique » ou « eau ». Pourtant, il n’y a pas de meilleure traduction possible du latin aquas ! que celle exprimée en [2ii]. La supposition de b, donc de TLUI, est inutile et pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Ce que nous envisageons dans l’équation de traduction, c’est que, dans les circonstances où il y a un incendie (ou présomption d’incendie ou tentative pour faire croire qu’il y a un incendie !), le Romain antique criait aquas et le Parisien d’aujourd’hui criera au


[5] De ce point de vue TLUI est plus faible : quelle que soit la langue, elle exprime un élément de {P}, cela n’implique pas que tout élément de {P} soit exprimable dans toute langue.

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feu ! et que cela servira dans les deux cas pour appeler les moyens spécifiques d’aide. Il y a analogie de circonstances et de comportement ; cette analogie suffit à justifier la traduction, il n’est pas nécessaire de postuler derrière les mots l’identité de quelque chose qui serait une signification, dont de surcroît nous ne sommes pas capables de dire en quoi elle consiste.
    L’argument ICT est très simple et il a été la croix des tentatives de traduction automatique. Pour obtenir une chaîne de traduction, il suffit de supposer que ei de Li soit traduit par ej de Lj, .  .  . ,  en - 1 de Ln - 1 par en de Ln. La réversibilité de la chaîne suppose que si on demande de traduire en de Ln en Li on obtienne ei. Il arrive très souvent que cela ne soit pas le cas. C’est pourquoi nous préférons, quand cela est possible, traduire un ouvrage d’après l’original et non d’après l’une de ses traductions. Si cela n’est pas le cas, c’est qu’il n’y a pas un élément appartenant à {P} comme le b de [2ii] et qui serait la signification de n’importe laquelle de nos expressions ; par conséquent, il n’y a pas de LUI[6].
    Dans l’article « Idiotisme » de l’Encyclopédie, Beauzée présente une théorie particulière­ment intéressante qui présuppose {P}, et donc une version de TLUI, sans recourir à la figuration. Le grammairien remarque qu’en allemand l’épithète fonctionne comme en latin ou en français (diese gelehrten männer, hi docti viri, ces savants hommes), tandis que l’attribut, contrairement au cas des deux autres langues, ne s’accorde pas avec son sujet (diese männer sind gelehrt). L’invariabilité classe l’attribut allemand parmi les adverbes (ces hommes sont savamment), c’est-à-dire parmi les mots qui expriment une manière d’être. Autrement dit, l’attribut est exprimé sans détermination référentielle[7]. Dans les autres langues, l’accord indique que l’attribut est exprimé avec la même détermination référentielle que le sujet. Or, il s’agit bien, dans les trois phrases, de la même opération de jugement. Mais, pour le grammairien, cette opération n’est pas représentée, en allemand et dans les autres langues, au même moment de son déroulement[8] :


[6] Pour soutenir que cet argument n’est pas probant, on pourrait objecter : i) que l’absence de chaîne réversible de traduction est une pure apparence contingente et provient de ce que nous avons fait des erreurs au cours d’une ou plusieurs traductions ; ii) que l’argument ICT montre seulement que nous n’avons pas atteint {P} et, comme il est purement empirique, ne prouve nullement l’impossibilité de {P}. Ces objections tombent si l’on montre que traduire suppose toujours des choix, la contingence de ces actes successifs conduisant justement à l’irréversibilité. Voir S. Auroux, « L’hypothèse de l’histoire et la sous-détermination grammaticale », Langages, no 114, 1994, p. 25-40.

[7] La stratégie de la figuration conduirait à soutenir que l’adverbe allemand est pris pour un adjectif.

[8] Cette idée d’utiliser le « temps » pendant lequel la pensée se construit sera ultérieurement exploitée, probablement de façon indépendante, par G. Guillaume, qui lui donne le nom de chronogenèse. Ainsi dans Temps et verbe (Paris, Champion, 1929), le linguiste considère-t-il l’aspect (temps in posse), le mode (temps in fieri) et le temps (temps in esse) des verbes comme correspondant aux différents moments de la construction de l’image verbale, aux différentes visées que l’on peut avoir durant cette chronogenèse. L’image verbale peut ainsi être réalisée à chacun de ces moments.

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« Le Germanisme saisit l’instant qui précède immédiatement l’acte de juger, où l’esprit considère encore l’attribut d’une manière vague et sans application au sujet ; la phrase commune présente le sujet tel qu’il paraît à l’esprit après le jugement, et lorsqu’il n’y a plus d’abstraction. » (Enc. Méth., t. 2, p. 281)

Nous pouvons envisager les conséquences de cette conception de la façon suivante. La pensée pi d’un sujet Si est représentée par une suite linguistique li ; si un sujet Sj comprend li, alors il forme une pensée pj, telle que pi est identique à pj. S’il existe une langue quelconque dans laquelle l’expression linguistique lk est traduisible par li, alors cette expression, pour tout locuteur, représente une pensée identique à pi. La synonymie entre li et lk n’implique pas qu’il existe un isomorphisme entre leurs éléments et, par conséquent, non plus qu’il existe un isomorphisme entre aucune expression linguistique et la pensée qu’elle représente. Pour un auteur comme Beauzée, aucun langage n’est identique au processus mental de la pensée. Ce processus mental, qui est une unité fonctionnelle (Beauzée dit qu’il est « indivisible »), possède cependant des « moments » que nous pouvons nommer des « parties naturelles ».
    Il est important de s’arrêter sur cette idée de « parties naturelles ». Le processus de la pensée peut être représenté par un continuum (une droite par exemple). Dans ces conditions l’ensemble de ses éléments (les points de la droite) est infini et il y a une infinité de façons d’en choisir des parties. C’est précisément cette image de la continuité qui est utilisée par les tenants du relativisme pour nier l’existence d’universaux. L’exemple le plus connu, que l’on trouve dans tous les manuels, est celui des couleurs. On suppose la continuité du spectre des couleurs qui se trouve différemment découpé selon qu’une langue possède deux, quatre ou n termes pour exprimer les différentes couleurs. Comme il y a une infinité de découpages possibles, les différents découpages ne seront généralement pas isomorphes entre eux. Nous sommes en plein relativisme. La situation change si nous supposons qu’il y a des « parties naturelles » en nombre fini. Beauzée ne soutient pas que l’allemand et le français représentent la pensée selon des points de vue arbitraires, choisis parmi une infinité de moments possibles, mais soit avant, soit après le jugement. Ces deux différents points de vue peuvent être exprimés par un adverbe ou par une épithète ; il n’y en a pas d’autres possibles. Il y a donc un rapport stable des langues à la pensée unique, laquelle peut fonctionner comme une LUI : s’il n’y a pas isomorphisme, il y a homomorphisme. Parvenir à distinguer des parties stables dans un continuum est une façon d’échapper à l’arbitraire du découpage[9].


[9] On retrouve aujourd’hui cette façon de « repêcher » les universaux. En 1969, B. Berlin et P. Kay (Basic Color Terms, Berkeley et al., University of California Press), pour contrer le relativisme, se sont efforcés de montrer que les noms de couleur correspondaient à des contraintes implicationnelles universelles sur la base de onze couleurs (par exemple, si un système n’a que deux termes ce sera nécessairement « blanc » et « noir »).

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    La stratégie de Beauzée n’amende pas de façon décisive la thèse figurative. Comme elle, sa base est la TLUI. Par conséquent elle aura les mêmes limites. On comprendra peut-être mieux en quoi gelehrt se différencie de savants et peut-être que l’on admettra que leur identité est plus sensible s’il s’agit des représentations de la même pensée à des moments différents de sa construction. Mais en quoi consiste cette pensée demeurera obscur ; pourquoi est-elle la même, puisque ce n’est pas la même chose que de penser gelehrt et de penser savants ? Le temps de construction de la pensée, l’existence d’un avant et d’un après le jugement, n’est probablement pas autre chose qu’une hypothèse ad hoc pour expliquer que, d’un côté, on puisse traduire et que, de l’autre, on doive admettre que ce n’est pas tout à fait la même chose qui est exprimée. Il faut en conclure que le mentalisme, qui introduit des hypothèses ontologiques très fortes[10], ne parvient pas à traiter de façon satisfaisante la question de la relativité linguistique.
    Lorsque Destutt intervient sur la langue universelle, on dispose d’une large panoplie d’arguments permettant de traiter la diversité linguistique sans remettre en question l’unité de la pensée humaine. La diversité des langues n’emporte pas avec elle celle des esprits. Si la position de Destutt contre la langue universelle n’a guère été suivie d’effets, c’est peut-être parce que l’idéologue ne remet jamais en question les thèses de ses prédécesseurs sur l’universalité de la pensée. Dès lors le rejet de la langue universelle n’empêche nullement que l’on travaille à améliorer nos outils linguistiques (ce qui est l’objet de ce dernier chapitre de la grammaire), puisque l’on dispose de l’étalon universel de la pensée. Faut-il en conclure que le véritable rejet de la langue universelle passe par le refus du mentalisme ?

 

 


[10] Il s’agit d’entités mentales dont nous avons du mal à nous représenter ce qu’elles sont, en quoi elles consistent.

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