Draparnaud
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PLAN D'UN COURS
DE
GRAMMAIRE GÉNÉRALE,
Par DRAPARNAUD.
S’il est une Science digne de l’homme, c’est sans doute celle qui a l’homme pour but. Connais-toi toi-même, c’est là le précepte du Sage... Eh ! quelle connaissance pourrait être pour nous plus précieuse à acquérir ! Placé sur la vaste scène du monde, l’homme est pour lui-même le centre où tout va converger. Ce n’est que par les rapports qu’ils ont avec lui, qu’il peut juger des objets qui l’entourent ; car leur essence réelle lui sera toujours inconnue. C’est donc, comme dit HIPPOCRATE, dans le petit monde ou Microcosme, qu’il faut étudier les phénomènes du grand monde et les lois qui le régissent ; et l’Anthropologie, ou la Science de l’homme, considérée dans toute son étendue, est, à proprement parler, la Science de l’univers.
L’homme est un être qui vit et qui pense. Les phénomènes de l’homme peuvent donc être classés en phénomènes relatifs à la |240 vie, et en phénomènes relatifs à la pensée : et cette classification naturelle fournit les deux branches principales en lesquelles se divise l’Anthropologie.
L’une ne considère l’homme que sous le point de vue physique. Elle observe la structure du corps humain, et les phénomènes qu’il présente, soit dans l’état de santé, soit dans l’état de maladie. Elle recherche les causes qui maintiennent la vie, et celles qui tendent à la détruire. C’est la Physique de l’homme, c’est la Médecine.
L’autre, uniquement occupée de l’homme Moral, observe les facultés de l’esprit humain, et les procédés qu’il emploie pour parvenir aux connaissances. Elle tâche de le prémunir contre l’erreur, le guide dans la recherche de la vérité. C’est la Métaphysique de l’homme, qu’on nomme aussi simplement Métaphysique... Car, quoique les Sciences et les Arts aient chacun une métaphysique qui leur est propre, on a cru sans doute que la partie métaphysique de la Science de l’homme était la métaphysique par excellence.
Ces deux branches de l’Anthropologie, quoique distinctes dans leurs objets, sont unies par des rapports sans nombre, et doivent se prêter un mutuel secours. Il faut que le Physiologiste soit Métaphysicien, et que le Métaphysicien soit Physiologiste, s’ils veulent approfondir le mécanisme des fonctions vitales, ou celui des opérations intellectuelles. Le physique et le moral se confondent à leur source, et la Sensibilité est le dernier terme auquel on arrive dans l’étude des faits qui appartiennent à l’Anthropologie.
C’est de la Métaphysique de l’homme, ou de la Métaphysique proprement dite, que nous traiterons dans ce Cours. Cette Science avait été très-peu cultivée en France jusqu’à l’époque actuelle. Deux causes principales me paraissent s’être opposées à ses progrès.
La première, c’est sa dénomination elle-même qui la fit confondre avec cette Métaphysique ambitieuse et chimérique, qui voulait pénétrer la nature des êtres et remonter aux causes |241 premières, et qui, après avoir régné long-temps dans les écoles avec splendeur, fut bannie pour jamais du domaine de la Science.
L’autre cause (et ce ne fut pas la moins active) du peu de progrès de la Métaphysique parmi nous, c’est la nature même de notre ancien Gouvernement. La Monarchie a quelquefois protégé les hautes Sciences ; plus souvent on l’a vue encore récompenser, accueillir les Beaux-Arts ; mais toujours elle a proscrit la Philosophie. Pouvait-elle, en effet, encourager une Science qui, s’occupant de l’analyse des facultés de l’homme, devait en déduire d’une manière rigoureuse la théorie de ses droits et de ses devoirs ; qui, montrant à découvert les fondemens fragiles du pouvoir des Souverains, devait produire à la fin la chute de tous les Trônes ? Les droits individuels de l’homme sont fondés sur la Liberté ; les droits sociaux, sur l’égalité ; les uns et les autres, sur la nature. Les droits des Tyrans et des Rois ne sont fondés que sur l’usurpation et la violence, et l’usurpation ne prescrit jamais. Les Souverains et les Philosophes sont donc des ennemis naturels... Oui, la Philosophie ne peut fleurir que dans les Républiques, dans ces Gouvernemens heureux, où la liberté de chacun n’est limitée que par l’égalité même, ou l’intérêt de tous. C’est là, que le génie peut se développer sans obstacle, que toutes les vertus prennent le caractère de l’héroïsme ; c’est là, que l’on pense avec force, que l’on agit avec courage ; c’est là, que les conceptions sont hardies, parce que les actions sont libres. En effet, les actions sont le motif naturel de la Pensée, le but nécessaire de la Volonté. La faculté de penser doit donc se ressentir toujours des entraves que l’on oppose à la faculté d’agir.
La Métaphysique long-temps méprisée, avilie, va s’affranchir enfin de l’injuste oubli auquel on l’avait condamnée. Vivifiée par les rayons de notre Liberté naissante, elle va prendre un nouvel essor, et reparaître avec éclat dans la carrière. Loin de nous cette Métaphysique vaine et ténébreuse qui cherche à dérober à la nature des secrets qu’elle s’obstine à nous cacher, |242 et qui ne peut se contenir dans les bornes prescrites à la faiblesse de notre intelligence. Celle-là n’est digne, ni de notre étude, ni de nos recherches.
La Metaphysique dont nous allons nous occuper est une science purement expérimentale, qui ne repose ni sur de vains axiomes, ni sur des propositions vagues, ni sur des suppositions gratuites, mais sur l’observation et sur l’analyse. Elle étudie l’esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations. C’est la Science qui a pour objet ce qui se passe au dedans de nous, c’est la connaissance de nous-mêmes, l’histoire de nos idées et de nos affections.
Rien n’existe pour nous si ce n’est par les idées que nous en avons. Soit, dit CONDILLAC, que nous nous élevions jusque dans les Cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons jamais de nous-mêmes, et ce n’est jamais que notre propre pensée que nous apercevons. L’univers entier n’est donc pour nous qu’un phénomène résultant de notre sensibilité. La science de la Pensée ou la Métaphysique est donc la première des Sciences dans l’ordre généalogique, puisque toutes les autres émanent d’elle.
Mais les idées peuvent être considérées relativement à leur génération, à leur combinaison et à leur communication. La Métaphysique pourrait donc être divisée en trois parties : l’Idéologie, la Logique et la Grammaire. L’Idéologie serait la connaissance de la génération de nos idées ; la Logique, l’art de combiner ces idées et d’en faire jaillir des vérités nouvelles ; et la Grammaire, l’art de les communiquer. Mais l’histoire de la combinaison de nos idées tient de trop près à celle de leur génération, pour que la Logique et l’Idéologie puissent être séparées. Nous les réunirons, en conséquence, sous le titre générique d’Analyse de l’esprit humain.
La Métaphysique sera donc divisée en deux parties : l’Analyse de l’esprit humain et la Grammaire. La première considère la Pensée dans l’esprit qui la conçoit : la seconde la considère dans le langage qui l’exprime ; ce n’est que l’Art d’analyser la Pensée par le secours des signes. Je vais parcourir successivement ces |243 deux branches de la Métaphysique, et vous exposer le plan que je me propose de suivre dans ce Cours. Après vous avoir présenté mes vues dans leur ensemble, il vous sera dans la suite plus facile d’en saisir les développemens, et votre marche, ainsi que la mienne, en deviendra plus assurée.
Nous avons vu que l’Analyse de l’esprit humain se divise naturellement en deux parties : l’Idéologie et la Logique.
L’Idéologie a pour but l’histoire de nos sensations, la génération de nos idées, l’analyse de nos facultés.
La Logique a pour objet les connaissances qui résultent de l’exercice de nos facultés, et la méthode de disposer ces connaissances pour en déduire des vérités nouvelles.
Nous diviserons donc l’Idéologie en deux sections : la première traitera des sensations et des idées, et la seconde, des facultés.
Les sensations sont les effets des impressions produites sur nos sens par l’action des objets extérieurs. Ces impressions externes sont très-souvent modifiées par d’autres impressions qui résultent des fonctions et de l’état des organes intérieurs. Ces impressions internes ont, comme nous le verrons, une très-grande influence sur les opérations de l’esprit ; mais comme elles sont ordinairement confuses et vagues, nous en apercevons les effets sans sentir la liaison directe de ces effets avec les causes qui les produisent, et c’est sans doute la raison pour laquelle elles ont échappé aux regards des Métaphysiciens.
Tous nos sens pourraient être absolument réduits à une espèce de Toucher, soit médiat, soit immédiat ; cependant pour procéder avec plus de méthode, nous croyons devoir diviser les sens d’après leurs objets, leurs effets et les organes où ils s’exercent, et nous continuerons de compter, avec les Philosophes et le Vulgaire, cinq espèces de sens et cinq classes organiques de sensations.
L’homme passe de l’état d’être sentant à celui d’être intelligent ; il passe des sensations aux idées, lorsqu’il se représente ces sensations, lorsqu’il se les rappelle. L’idée est donc cet acte |244 par lequel l’esprit se représente, soit les objets sensibles, soit ses propres opérations. Ne pourrait-on pas dire avec quelque vraisemblance, que l’impression résulte de l’action des objets sur les organes des sens ; la sensation, de l’action des organes sur les Nerfs et le Cerveau ; et l’idée, de la réaction du cerveau, soit sur les nerfs et les organes, soit sur lui-même ?
L’esprit humain ne peut que recevoir et agir : il est passif en tant qu’il reçoit les impressions des objets, et qu’il éprouve des sensations ; il est actif en tant qu’il s’en forme des idées, ou qu’il réfléchit sur ses propres opérations. Nous diviserons donc les idées en Idées sensibles ou directes, qui dérivent immédiatement de la sensation, et en Idées réfléchies, que nous devons à la réflexion. Les sensations sont cependant la véritable source de toutes nos idées. Car nos idées Réfléchies sont fondées sur les idées directes, et ce n’est que par le sensible, que nous sommes conduits à l’abstrait.
Les sensations et les idées sensibles résultent des impressions produites sur nos sens par les objets extérieurs. Mais toutes ne peuvent nous donner la connaissance de ces objets, puisqu’elles ne sont la plupart que des modifications de nous-mêmes. Quel est donc celui de nos sens qui nous procure cette connaissance ? Quelles sont les idées que nous devons à chacun de nos sens ? Pour résoudre ces deux questions importantes, et pour suivre avec plus de facilité la génération de nos idées, nous décomposerons l’homme, et nous offrirons successivement à chaque sens, et ensuite à différens sens à la fois, les objets propres à les affecter. Il résultera de cette analyse, que ce n’est point au sens du toucher seul que nous devons la connaissance des corps extérieurs et du nôtre, ainsi que l’ont prétendu Condillac, d’Alembert, et presque tous les Métaphysiciens modernes ; mais à la mobilité ou à la faculté de nous mouvoir, réunie au sens du toucher.
Nous verrons que nous nous formons l’idée d’un corps quelconque, en percevant d’abord la sensation de résistance à notre mouvement, d’où nous formons l’idée d’obstacle, et en joignant |245 à cette idée d’obstacle ou de solide, les idées de toutes les relations qu’a ce solide avec nos autres sens.
Je prouverai encore, contre l’opinion de Condillac et des modernes, que la vue acquiert sans le secours du toucher, des idées d’étendue, de figure, de situation et de mouvement. Le Toucher et la Motilité rectifient seulement ces idées, et apprennent au sens de la Vue, à les rapporter au dehors. Je ferai voir que le monde visible et le monde tangible n’ont entre eux aucune ressemblance, et que c’est l’usage et l’expérience, c’est-à-dire les leçons du Toucher et de la Motilité, qui établissent entre les modifications de ces deux modes une véritable correspondance et une espèce d’identité. Je montrerai que, dans l’état ordinaire, la figure visible n’est qu’un signe de la figure tangible, et que l’apparence visible des objets est une espèce de langage dont se sert la nature, pour nous informer de leur grandeur, de leur figure et de leur distance réelles. Pour mettre cette assertion dans tout son jour, je tracerai un aperçu rapide de la Géométrie des visibles, et cet aperçu suffira pour vous prouver que les figures et l’étendue qui sont les objets immédiats de la vue, ne sont ni les figures, ni l’étendue tangible sur lesquelles opère la Géométrie ordinaire.
Je terminerai l’analyse des idées sensibles par des considérations générales sur les Sens, sur la nature des diverses espèces de sensations, et sur les rapports qui existent entre elles. Passons aux idées Réfléchies.
Les idées Réfléchies sont le produit des opérations de l’Esprit. On les connaît aussi sous le nom d’idées intellectuelles et morales. L’Esprit les forme en unissant les objets, en les décomposant, en les combinant de diverses manières. Il les unit pour les composer, les décompose pour les simplifier, les combine pour les comparer. De là trois sortes d’idées Réfléchies : idées concrètes, idées abstraites et générales, et idées relatives. Je parcourrai successivement ces diverses espèces d’idées réfléchies, et je tâcherai d’en développer la génération d’une manière aussi claire que précise. J’examinerai enfin les qualités des idées, soit directes, |246 soit réfléchies, et je les considérerai en tant que simples ou composées, claires ou obscures, complètes ou incomplètes, etc.
Toutes nos sensations et nos idées nous affectent d’un sentiment de bien-être ou de mal-être, de plaisir ou de douleur. Elles sont toutes agréables ou désagréables, et ce n’est que par comparaison qu’elles deviennent indifférentes. Les idées peuvent donc être considérées en tant qu’elles nous représentent les objets, ou en tant qu’elles nous affectent d’une certaine manière. Nous avons déjà divisé les idées représentatives en idées sensibles et en idées réfléchies. Nous diviserons donc les idées affectives, ou nos affections, en Physiques et Morales.
Les premières sont dues à la Sensation ; les secondes à la Réflexion. Plaisirs et peines des sens ; plaisirs et peines de l’Esprit, c’est là une double source de nos besoins, de nos désirs, de nos passions, ainsi que vous le verrez dans la suite.
Après avoir analysé la Pensée dans les élémens qui la composent, nous la suivrons dans les causes qui la produisent. L’histoire de nos sensations et de nos idées sera donc suivie de celle de nos Facultés.
Les Facultés de l’Esprit sont les différens pouvoirs d’agir. Ces pouvoirs résultent immédiatement de notre organisation elle-même : organisation dont les premiers ressorts nous seront toujours inconnus. Qu’il nous suffise de savoir comment ils s’exercent, et de connaître les opérations qui en sont les effets.
Toutes nos facultés et leurs opérations ont été divisées par les Philosophes en deux classes : facultés intellectuelles et facultés actives, ou Entendement et Volonté. Réunies, elles constituent la Faculté générale de la Pensée. La Perception, l’Attention, la Mémoire, le Jugement, etc., appartiennent à la première classe ou à l’Entendement. Le Désir, les Passions, comme l’Amour et la Haine, l’Espérance et la Crainte, appartiennent à la deuxième classe, ou à la Volonté. On désigne aussi quelquefois ces deux classes, par les noms d’Esprit et de Cœur, qui, sous d’autres rapports, expriment toujours la même idée.
La Logique, ainsi que nous le verrons dans la suite, dérive |247 de l’analyse des facultés intellectuelles ; elle nous apprend à diriger notre esprit. La Morale dérive de l’analyse des facultés actives ; elle nous apprend à régler notre cœur.
Toutes nos facultés tirent leur origine de la Sensibilité, de même que toutes leurs opérations naissent de la sensation ; ces opérations s’exercent par le moyen de la liaison des idées, et cette liaison s’opère par le secours des Signes. La liaison des idées a ses avantages et ses inconvéniens. C’est à elle que nous devons, tout à la fois, et le génie et la folie, tandis que son défaut produit l’imbécillité. Nous nous permettrons quelques réflexions sur ces maladies de l’esprit humain, et l’analyse de la stupidité et de la folie pourra peut-être jeter quelque jour sur les opérations du génie et de la raison. Ceci sera, à proprement parler, la partie pathologique de la métaphysique de l’homme.
Nous ne nous occuperions de rien, et nos facultés resteraient oisives, si nous n’avions aucun intérêt à étudier les objets. Cet intérêt est fondé sur nos besoins qui dérivent eux-mêmes du plaisir et de la douleur, seuls mobiles de notre volonté, de nos désirs et de nos recherches. Ainsi nos besoins seront de deux espèces, de même que nos plaisirs : besoins physiques qui se rapportent au corps, et qui sont le plus souvent d’une nécessité absolue ; besoins moraux qui se rapportent à l’esprit, et qui, quoique notre propre ouvrage, influent bien plus puissamment que les premiers sur le bonheur ou le malheur de notre vie.
Nos idées, nos plaisirs, nos besoins, dérivent donc des mêmes sources, la Sensation et la Réflexion.
Nous examinerons avec soin les divers rapports que nos facultés ont entre elles, les moyens de les perfectionner ; enfin, les effets qui résultent de la répétition fréquente de leurs opérations, ce qui produit l’Habitude. Nous traiterons donc de l’habitude, de son influence sur nos facultés, et de la difficulté que nous avons à distinguer et à connaître les opérations de notre propre pensée.
Nous terminerons l’Idéologie par une analyse comparative des idées et des facultés des animaux, ce qui nous fournira l’Idéologie |248 comparée. Cette branche de l’Idéologie n’est pas moins essentielle à l’histoire de l’homme moral, que l’Anatomie et la Physiologie comparées ne sont importantes dans l’étude de l’homme physique, et elle ne peut manquer de répandre un très-grand jour sur les questions difficiles, et surtout très-délicates, que nous aurons à traiter.
Les élémens et les causes de la Pensée connus, reste à examiner ses effets, ou les connaissances qui résultent de l’exercice de nos facultés : c’est là l’objet de la Logique.
La Logique est l’art de guider nos facultés dans la recherche de la vérité, de diriger les opérations de l’esprit humain pour parvenir aux connaissances.
Tous nos moyens d’acquérir des connaissances se réduisent à deux : Juger et Raisonner, c’est-à-dire, comparer les idées pour en percevoir les rapports ; Ordonner, c’est-à-dire, disposer les vérités qui résultent de cette comparaison, de manière à en déduire des vérités nouvelles. La Logique sera donc divisée en deux parties, savoir : la Logique des Jugemens et des Raisonnemens, ou Logique proprement dite, et la Méthode.
La Connaissance est la perception du rapport de convenance ou de disconvenance entre nos idées. La perception de ce rapport peut être médiate ou immédiate. Elle est immédiate lorsque ce rapport s’aperçoit de lui-même, ou lorsqu’il est l’effet d’un simple jugement. Elle est médiate, lorsqu’il a besoin pour être aperçu d’une idée moyenne à laquelle on compare les deux termes qui le composent, lorsqu’il résulte d’un Raisonnement.
Nous diviserons donc cette première partie de la Logique en deux sections, dont la première aura pour objet les connaissances immédiates ou le Jugement, et la seconde, les connaissances médiates ou le Raisonnement.
Comme tout Jugement suppose des idées, de même tout Raisonnement suppose des jugemens. Le Raisonnement est donc cette opération de l’esprit par laquelle nous tirons un jugement d’autres Jugemens connus. Nous ferons voir que toutes les espèces de raisonnemens peuvent se réduire au SYLLOGISME. Nous en assi- |249 gnerons les fondemens, et nous en donnerons les principales règles.
Les bons raisonnemens reconnus, nous tâcherons de démêler les faux. Nous parlerons donc des Sophismes, de leurs différentes espèces. A l’exemple du célèbre ELLER, nous appliquerons, en quelque sorte, la Géométrie à la Logique ; et les figures dont cet illustre mathématicien s’est servi pour désigner les diverses espèces de Syllogismes, seront entre nos mains un moyen sûr et facile de reconnaître les raisonnemens vicieux.
L’Ignorance est l’opposé de la Connaissance, comme l’erreur l’est de la Vérité. Après avoir analysé les Connaissances, nous rechercherons les causes de l’Ignorance, et les sources de l’erreur et de la vérité.
Nos connaissances ont pour objet, les êtres tant Physiques que Moraux, leurs qualités ou propriétés, leurs causes et leurs effets. Elles diffèrent donc par leurs objets, leurs degrés et leurs caractères, qui les distinguent en évidentes, certaines, probables et conjecturables.
A l’occasion des divers degrés de probabilité de nos connaissances, nous parlerons du Scepticisme et du Pyrrhonisme ou de l’Acatalepsie. Nous ferons voir que le Scepticisme n’a pas été aussi nuisible aux progrès des Sciences que le pensent certains Philosophes. On peut se figurer les Sceptiques, comme des hommes occupés sans cesse à sonder l’édifice des connaissances humaines, et à détruire les endroits faibles et vicieux. Cependant on répare la brèche, et l’édifice entier en acquiert beaucoup plus de solidité qu’auparavant.
Nous passerons ensuite à la seconde partie de la Logique ou à la Méthode. Nous examinerons en quoi elle consiste, s’il en est plusieurs, ou bien une seule applicable à toutes les Sciences. Nous ferons voir que les Méthodes connues sous le nom d’analyse et de synthèse, ne sont que les branches d’une seule et même Méthode, et nous établirons un examen comparatif des procédés qu’elles emploient.
Nos facultés sont nos seuls moyens de connaître. Les seules |250 bonnes manières d’employer les facultés, sont l’observation, l’expérience et le calcul ou l’induction. Celui qui observe écoute la nature ; celui qui expérimente l’interroge ; celui qui calcule ou induit transforme en vérité générale les faits qui résultent de l’expérience et de l’observation, et déduit de ces faits toutes les conséquences qui en découlent.
Ainsi, toutes les vérités peuvent être divisées en Vérités de fait et en Vérités de déduction. Toute branche de nos connaissances sera donc composée de deux parties : la partie Graphique, qui contient les vérités de fait, et la partie Systématique, qui est formée des vérités qu’on en déduit. Une vérité de déduction ou de raisonnement ne peut donc jamais être une vérité réellement neuve ; elle ne peut être qu’une conséquence d’une vérité de fait. Et tous les efforts du génie se bornent à découvrir dans les faits, des vérités importantes et très-générales qu’on n’y avait pas aperçues.
Quoiqu’il n’y ait, à proprement parler, d’autres vérités que celles de fait, ce n’est cependant que les vérités de déduction qui constituent essentiellement la Science. Je donnerai donc un modèle de la vraie méthode d’Induction, et ce modèle ne sera qu’un précis de la Méthode de Bacon.
Nous avons, jusqu’à présent, considéré la Pensée dans l’esprit qui la conçoit ; nous allons maintenant la considérer dans le langage qui l’exprime. C’est là l’objet de la Grammaire, qui n’est que l’art d’analyser la Pensée par le secours des Signes. Si elle enseigne les règles que cette méthode analytique prescrit à toutes les langues, c’est alors la Grammaire générale ; et on la nomme Grammaire particulière, lorsqu’elle enseigne les règles que cette méthode suit dans telle ou telle langue. C’est de la Grammaire générale seule que nous nous occuperons dans ce Cours.
Pendant long-temps on n’a regardé les Signes que comme des moyens ou établis par la nature, ou inventés par les hommes pour la communication des idées ou des connaissances. Un examen plus approfondi a démontré que les Signes n’étaient pas uniquement destinés à servir de moyens de communication entre les esprits, et l’on a vu dans leur emploi un service bien |251 plus important rendu à la raison humaine. C’est que l’existence de la plupart de nos idées suppose l’existence des signes, et que les hommes seraient presque privés de toute idée s’ils étaient privés de tout signe. Nous ferons donc voir que les signes ont la plus grande influence sur les opérations de l’esprit humain ; et que, de même que les sens soumettent, pour ainsi dire, les objets extérieurs à l’action de l’esprit, les signes soumettent, en quelque sorte, les opérations de l’esprit à l’action des sens. Ces vérités, aperçues par Bacon, développées par Locke, ont été portées jusqu’à l’évidence par Condillac. Nous montrerons avec ce dernier, que nous ne pensons que par le secours des signes ou des mots ; que, quelque spirituellement qu’on médite, chacun médite en sa propre langue. Enfin, que l’art de penser serait parfait, si l’art des signes était porté à sa perfection.
L’objet du langage est l’énonciation de la Pensée. Quoique la Pensée soit indivisible et simultanée, le langage parvient à l’analyser et lui donne en quelque sorte un corps et des parties. Nous remonterons d’abord à l’origine du langage, et nous ferons voir comment le langage d’action étant devenu insuffisant pour l’analyse et l’expression des idées, donna naissance au Langage articulé.
Nous rechercherons aussi l’origine de
L’art ingénieux
De peindre la Parole et de parler aux yeux :
de cet Art qui fixe nos pensées et les transmet aux lieux où nous ne sommes pas, et aux temps où nous ne serons plus. Les commencemens de cet art ont dû nécessairement être grossiers et imparfaits. On a passé de l’écriture figurative ou de la représentation des objets, à l’écriture symbolique qui les désigne par des rapports plus ou moins éloignés, et enfin à l’écriture alphabétique, syllabique ou littérale. Nous ferons voir que l’écriture alphabétique ne dut prendre naissance que lorsqu’on s’aperçut que les mots articulés pouvaient être réduits à un petit nombre de sons primitifs, et que cette découverte fut réellement un |252 coup de génie. On représenta ces sons primitifs par des caractères, et dès ce moment la langue écrite et la langue parlée ne firent plus qu’une seule et même langue. L’écriture auparavant pouvait bien parler aux yeux, mais ce fut alors seulement qu’elle peignit la parole.
Les mots peuvent être considérés comme sons ou comme signes. Comme signes on peut encore les considérer pris isolément, et n’exprimant que des idées ; ou réunis et énonçant des jugemens et des raisonnemens. La Grammaire générale sera donc divisée en trois parties. La première traitera des élémens des Mots ; la deuxième, des élémens du Discours ; et la troisième, du Discours lui-même.
Les mots considérés comme sons présentent des voix et des articulations qui en sont les élémens matériels, et dont la combinaison forme les Syllabes qui en sont les parties intégrantes.
Dans la manière d’être prononcés, ils offrent des élévations et des abaissemens de ton, ce qui constitue l’accent, et une durée plus ou moins longue, ce qui constitue la quantité.
Les mots écrits ne peuvent être séparés des mots prononcés, et l’écriture doit marcher parallèlement avec la parole. Les mots écrits peuvent de même se réduire à quelques élémens qu’on nomme Lettres. Ces lettres sont les caractères représentatifs des voix et des articulations, et sont par conséquent divisés en voyelles et en consonnes. On a aussi inventé des caractères pour les accens et la quantité, objets de la Prosodie, et qui, pour cette raison, ont été nommés prosodiques.
Les mots considérés comme signes, mais isolément, expriment seulement nos affections et nos idées. Nous les diviserons donc en mots affectifs et en mots représentatifs.
Les mots affectifs sont ceux que les Grammairiens ont compris sous la dénomination insignifiante d’Interjection. Ils sont les signes naturels des sentimens que nous éprouvons, et forment en quelque sorte un langage universel qui est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les peuples.
Les mots représentatifs énoncent, comme nous l’avons dit, |253 les idées. Or ces idées ne peuvent représenter que les êtres physiques ou moraux, leurs qualités ou leurs manières d’être, et les rapports qui existent entre eux. Nous diviserons donc les mots représentatifs en mots représentatifs d’objets, mots représentatifs de qualités ou de manières d’être, et en mots représentatifs de rapports.
Après avoir considéré les mots isolés, nous les considérerons réunis et formant un sens. C’est là l’objet de la troisième partie de la Grammaire, qui traite des mots réunis, exprimant des jugemens et des raisonnemens.
Comme les idées combinées forment les Jugemens, les mots réunis forment la Proposition qui n’est que l’énoncé d’un Jugement. Nous analyserons donc les diverses espèces de Propositions qui servent à énoncer les divers Jugemens.
Les mots réunis dans une même proposition, pour concourir à l’expression d’une Pensée, doivent y être assortis d’une manière qui rende sensibles leurs rapports mutuels, parce que c’est de leurs corrélations que résulte leur concours pour l’expression de la Pensée. L’art de fixer les rangs et les formes accidentelles des mots, d’après les relations des idées élémentaires de la Pensée, est ce que l’on nomme Syntaxe. Mais, tous les rapports des mots entre eux peuvent se réduire à deux espèces générales : Rapport de détermination, et rapport d’identité. Nous aurons donc deux espèces de Syntaxe ; savoir : la Syntaxe de régime et la Syntaxe de concordance.
De même que la combinaison des mots forme la Proposition, la réunion des Propositions constitue le Discours. Nous observerons donc l’ordre des Propositions et les différentes constructions qu’elles présentent. Nous rechercherons laquelle de ces constructions est la meilleure ; et, à cette occasion, nous traiterons la question si souvent agitée et si peu éclaircie de l’Inversion.
Nous terminerons l’analyse grammaticale de la Pensée par des considérations générales sur la formation et les progrès du langage, sur les changemens successifs qu’éprouvent les di- |254 verses langues, sur les causes et les effets de ces changemens. Nous examinerons si les mots sont des signes naturels ou arbitraires de nos idées, et nous rechercherons les principes qui ont dû présider à leur institution ; nous tâcherons aussi de remonter aux sources d’où ils dérivent, et nous aurons l’étymologie, qui peut donner de si grands secours pour saisir leur vraie signification, par le moyen des racines génératrices et élémentaires qu’elle découvre. Nous comparerons le langage ordinaire avec la langue des Calculs, et nous ferons voir que dans les Sciences, où la vérité est reçue sans contestation, c’est à la perfection des signes qu’on en est redevable ; que dans celles qui fournissent un aliment éternel aux disputes, le partage des opinions est un effet nécessaire de l’inexactitude des signes. Tout en regardant une langue parfaite comme une de ces choses que nous serons toujours réduits à désirer, nous indiquerons les moyens de perfectionner les langues qui existent, et nous établirons un examen comparatif des avantages et des défauts qui les caractérisent et qui les distinguent. Nous examinerons enfin ce fameux projet d’une langue caractéristique ou langue universelle, projet conçu par le vaste génie de Leibnitz, et qui serait un des plus grands moyens de perfectionnement de l’espèce humaine. Nous ferons voir que, pour remplir son véritable but, cette langue doit être écrite et non parlée, qu’elle doit peindre les idées et non les mots. Nous terminerons cet article de la Langue universelle en jetant un coup-d’œil rapide sur les diverses Polygraphies et Pasigraphies inventées jusqu’à nos jours, et qui, quoique imparfaites ou incomplètes, peuvent cependant faciliter la solution de ce grand problème.
Voilà, Citoyens, l’ensemble des développemens que je me propose de donner à la partie métaphysique de l’Anthropologie. Ils renferment, je pense, tout ce qui peut avoir rapport à l’analyse, soit métaphysique, soit grammaticale de la Pensée. Sensations, Idées (qui en dérivent), Facultés (qui opèrent sur les idées), Connaissances (qui résultent de l’exercice des facultés), enfin Signes (qui sont les moyens de formation et de commu- |255 nication des idées et des connaissances[)] : tel est le plan que je me propose de suivre dans ce Cours.
Appelé par votre vœu fortement prononcé, et par le jugement du Jury d’Instruction à professer la Science de la pensée, à un âge où l’on ne peut encore avoir beaucoup pensé, j’aurai souvent besoin de votre indulgence. Mon inexpérience la réclame : votre bienveillance me la promet. Soutenu par cette espérance flatteuse, j’entrerai dans la carrière avec plus d’assurance ; mes pas seront moins chancelans. J’aurai d’ailleurs un grand exemple à suivre ; et si l’habile professeur (1) /(1) Antoine Brieugne/ auquel je succède a rendu sa place difficile par la manière dont il en remplissait les devoirs, il m’apprendra du moins comment on peut mériter vos suffrages. Le souvenir de ses rares talens, de son éloquence persuasive, de sa douce philosophie, sera pour moi un motif d’émulation et non de découragement. Je dois craindre, il est vrai, qu’une comparaison peu avantageuse pour moi n’ajoute encore au regret de sa perte. Mais qui pourrait, qui voudrait faire oublier un homme aussi recommandable ? Ah ! dût l’amour-propre en souffrir, que la mémoire de Brieugne, du savant modeste, du Républicain vertueux, vive à jamais dans cette école ! C’est là le cri de la justice et de la reconnaissance ; c’est là le vœu sincère de l’amitié.
Je tâcherai, à son exemple, de vous rendre la science facile, et de ranger les objets dans cet ordre naturel et analytique qui permet à l’attention de les saisir sans efforts. Le vulgaire, je le sais bien, n’est porté à respecter que ce qu’il voit au travers d’un voile, et ses yeux sont plus frappés des météores de la nuit que de la lumière du jour ! Je le sais encore, être seulement utile, c’est souvent sacrifier de sa gloire. Mais ce n’est point au vulgaire que je parle, et je vise moins à la gloire qu’à l’utilité.
L’expérience, qui est d’un si grand secours pour découvrir |256 les secrets de la nature, nous servira aussi pour pénétrer ceux de notre entendement. En rapprochant ainsi la sphère du monde physique de celle du monde intellectuel, nous aurons une métaphysique purement expérimentale, la seule qui puisse nous éclairer dans l’obscur dédale où nous allons entrer. La Méthode est le flambeau des Sciences ; c’est elle qui nous guidera dans nos recherches. Ses procédés connus, ses résultats saisis, la carrière s’aplanit, la marche devient plus facile, les progrès sont plus rapides et plus sûrs. Nous ne nous livrerons donc jamais à des suppositions fantastiques pour rendre raison de ce que nous ne pouvons concevoir : en observant les faits avec soin, en les analysant avec exactitude, le Philosophe, sans imaginer ce qui n’est pas, peut répandre beaucoup de jour sur ce qui est.
Citoyens, avant de commencer le Cours dont je suis chargé, j’ai cru devoir vous en présenter le Plan, et examiner avec vous sa nature, ses différentes parties, sont but et la manière la plus sûre de le traiter. Ce que je vous demande, c’est de vous dépouiller de tout préjugé, et de n’admettre d’autre autorité que l’évidence. Gardez-vous surtout de prendre de purs assemblages d’idées pour des connaissances, l’obscurité des pensées pour de la profondeur, le peu de profondeur pour de la clarté. Exactitude, zèle et constance, c’est là ce que j’attends de vous ; c’est là ce que je vous promets.
DRAPARNAUD.
Dans: Revue du Midi 1843, t. 2: 239-256.